MING ET LING
Les péquenauds chinois
"CONNAÎTRE, c'est connaître les hommes'', nous dit Confucius.
Et le professeur Uriah Konje, dans The Lucky star dream book ("Le livre des rêves de la bonne étoile"), à l'article ""CHINOIS"" : "Rêver d'un Chinois
signifie richesse, prospérité et bonne santé." L'augure étant encore meilleur quand on en rencontre deux, faisons connaissance avec Ming et Ling,
et rêvons un peu .
D'après certains témoignages, ils étaient parents. Ming était le père de Ling, si nous en croyons Jadin Wong, qui œuvra dans le monde très fermé
des spectacles pour night-clubs orientaux pendant les années quarante - un monde né, en quelque sorte, avec l'ouverture du Charlie Low's Forbidden
City, "La Cité Interdite de Charlie Low", en 1938 à San Francisco. L'histoire de Ming et Ling commence pour nous durant l'été et l'automne 1945.
Ils jouaient à l'époque au Latin Quarter - "le Quartier Latin" -, à New York. Leur groupe était alors un trio, comme nous l'apprend un compte rendu
paru dans Variety le 25 juillet 1945:
"Ming, Ling et Hoo Shee, trio de hillbilly oriental comprenant deux hommes et une fille, mettent de l'ambiance avec de la rigolade, des gags,
des chansons et des accompagnements musicaux. Leurs imitations de Sinatra, de Crosby et des Ink Spots - 'les Taches d'Encre' avec une voix de
baryton leur valent des applaudissements nourris."
Début 1946, l'imprésario new-yorkais Tom Ball racheta le vieux London Club - "Club de Londres" - pour trente mille dollars (à ce qu'on dit),
l'agrémenta de lanternes et le rouvrit sous le nom de China Doll - "Poupée de Chine". Commentant la nouvelle "tendance orientale" de la boîte,
Variety révélait dans son numéro du 10 avril que certaines des nouvelles attractions du China Doll étaient fraîchement débarquées de San Francisco
tandis que Ming et Ling étaient, quant à eux, des vétérans du circuit des clubs de Manhattan : "Ils savent y faire.""
Au printemps 1947, nous les retrouvons à!'Oriental de Chicago, dans le cadre du spectacle scénique d'une demi-heure programmé en
complément du film de Groucho Marx, Copacabana. "Ming et Ling, les péquenauds chinois en costumes bigarrés, sont excellents", rapporta Variery
le 18 juin . Après avoir chanté My sing song girl ("Ma gonzesse chante des chansons") et The Red River valley ("La vallée du Fleuve Rouge"),
Ling exécuta "sa bataille des chanteurs de charme, où il imite Sinatra et Crosby, et démontre qu'il a du coffre, même si sa voix ne rappelle aucun
des deux. Il fait aussi une imitation de Jolson et un duo avec Wing [sic] sur des thèmes des lnk Spots. Nombreux applaudissements.
A l'automne suivant, ils retournèrent au China Doll, cette fois en tête d'affiche. On pouvait lire dans Variety le 4 octobre : "Ming, le chanteur,
imite des chansons hillbilly, des chansons écossaises, puis exécute une série de reprises époustouflantes (sock carbons: terme d'argot propre au
magazine Variety) de Frank Sinatra, de Bing Crosby et des Ink Spots. En rappel, ils jouent un truc inhabituel: une adaptation du chant yiddish Eli, Eli ;
puis ils enchaînent avec une nouvelle imitation d'Al Jolson dans April showers ('Les giboulées d'avril').
L'avant-dernier spectacle que nous connaissions d'eux, au Café Tirana Uptown - "le Café Tirana des Quartiers Chics" - est le plus étrange.
Le compte rendu qu'en fit Variety, le 7 décembre 1949, nous décrit Ming exécutant une "nouvelle version - sauvage -de Milkcow blues boogie
('Le blues-boogie de la vache à lait'), suivie d'une imitation en chinois de Sinatra chantant The Hucklebuck (cette chanson fut l'un des
grands succès rhythm 'n'blues de l 'année 1949· La version originale, un instrumental inspiré de Now's the time ("C'est le moment ") de Charlie
Parker (Savoy, 1945), fut enregistrée par le saxophoniste noir Paul Williams er son orchestre (les Hucklebuckers) chez Savoy le 15 décembre 1948.
La chanson proprement dite a été déposée en 1949 par Roy Alfred et Andy Gibson. Sinatra enregistra The Hucklebuck chez Columbia en juin
1949. Ce classique des débuts du rock'n'roll donna naissance à une danse, le huckle-buck, qui fit fureur. Le mot en lui-même ne veut
rien dire, mais le verbe to huckle signifiait au XIX' siècle "se courber, s'incliner", et le verbe to buck était utilisé par les Noirs pour dire "baiser".
La foule était en délire.
Au printemps 1951, Ming et Ling constituaient l'attraction principale de la China Dol! revue au Desert Inn de Las Vegas. Après quoi on n'entendit
plus parler d'eux.
Qui étaient donc ces mystérieux personnages, ces "péquenauds chinois en costumes bigarrés" dérivant de façon si alléchante à travers les brumes
lointaines de ces années disparues ? Certains disent qu'il y eut plusieurs Ming et Ling; que les Ming et Ling connus comme les péquenauds chinois
n'étaient pas les mêmes que les Ming et Ling qui firent trois disques obscurs à la fin des années quarante - des disques si incongrus qu'ils défient
toute description. L'enregistrement par Ming et Ling en 1950, chez DeLuxe, de la chanson de 1935 de Kokomo Arnold, Milkcow blues boogie,
est si éloigné de la version originale -et des versions successives qu'en avaient donné Cliff Bruner (1937), Bob Crosby (1938), Johnny Lee Wills
(1941) et Moon Mullican (1946) - qu'il s'apparente plus à une mutation qu'à une variation.
L'enregistrement de cette même chanson par Elvis, quatre ans plus tard, fait pâle figure en comparaison. Leur version d'Eggroll eatin'mama
("La nana qui bouffe des pâtés impériaux"), sortie chez Carousel en juin 1949, est un déferlement de boogie-woogie où ils hurlent leurs griefs -
My eggroll has gone soggy, / She won't take it "in her mouth ("Mon pâté impérial est tout ramolli, / Elle ne veut pas le mettre dans sa bouche") -
tandis que le saxophone ténor éructe sans trêve (rappelant le style de David McRae, qui enregistrait alors avec Jesse Stone pour RCA-Victor).
Ce disque est à la fois l'oracle et son accomplissement, la prophétie et sa négation.
Mais c'est la notion même de péquenaud chinois en costume bigarré qui importe avant tout. La musique américaine ne ressemblait à celle
d'aucune autre nation. (Bien sûr, le rock'n'roll a changé tout cela. Depuis la fin des années cinquante, chaque pays fait semblant d'être américain
quand il chante ou, plus exactement, depuis les années soixante-dix, quand les Américains ont commencé à se prendre pour des Anglais
se prenant pour des Américains.) Les Noirs se sont pris pour des Blancs. Les Blancs se sont pris pour des Noirs.
Les chanteurs du Mississippi se sont habillés comme les cow-boys d'Hollywood, et les petits malins de Chicago se sont déguisés en culs-terreux fêlés.
Dans ce contexte totalement ridicule mais qui a des racines profondes, le péquenaud chinois en costume bigarré brille comme une sorte
d'apothéose: il est la quintessence de l'Américain Moyen du rock'n'roll, sa substantifique moelle de pacotille.
Au fond de notre âme, nous sommes tous hantés par le péquenaud chinois en costume bigarré .
Nous sommes une reprise époustouflante unie et indivisible sous le regard de Dieu.
.
A suivre "The TRENIERS"
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12-Les oubliés du R'n'R "MING et LING"
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