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28- Les oubliés du R'n'R : Esaü SMITH

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hencot
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28- Les oubliés du R'n'R : Esaü SMITH

Message par hencot »

ESAU SMITH

Le poilu et le glabre

La première fois que j' entendis parler de lui, ce fut pendant l'hiver 1982, de la bouche d'une petite frappe débarqué du Jersey qui fréquentait un bar
de Newark où je travaillais occasionnellement. Ce frimeur m'aimait bien parce que je lui avais filé des places de concert pour que ses enfants aillent
voir les Rolling Stones au Madison Square Garden. Depuis ce jour-là, si on était un jeudi ou un vendredi (c'était les jours où je travaillais dans ce
rade), s'il était en route pour l'aéroport ou s'il en revenait, et s'il avait du temps à tuer, il faisait un saut au bar, prenait un ou deux J&B et laissait
cinq dollars de pourboire . Les places de concert m'avaient seulement coûté le prix d'un appel téléphonique et la légère humiliation d'avoir à échanger
quelques plaisanteries creuses avec l'attachée de presse d'une maison de disques; elles finirent par me rapporter plus de deux cents dollars en
pourboires. Inutile de dire qu'il était mon client favori.
Il savait que j'écrivais - "Nicky l'auteur de livres" était le curieux sobriquet dont il me gratifiait -, notamment sur le rock'n'roll. Ce fut pour cette raison,
en plus des places de concert, qu'il me raconta ce qu'il avait à me raconter.
Je ne crus pas un mot de ce qu'il disait, même si j'avais l'impression que, pour sa part, il y croyait ou, du moins, qu'il ne trouvait pas cela
invraisemblable. Plus il me parlait, plus je souriais.
- Ouais, conclut-il. Bon, c'est pas pour dire, mais ce gars-là est bien.
- Sauf dans sa tête, à ce qu'on dirait, lui répliquai-je.
Les choses en restèrent là pendant plus d'un an. J'avais complètement chassé de mon esprit l'histoire que m'avait racontée mon frimeur aux
cinq dollars, à propos d'un personnage répondant au nom de Smitty qui travaillait dans sa boîte de nuit à Los Angeles (celle-ci, de toute façon, ne lui
appartenait qu'en partie; je découvris par la suite qu'elle avait autant de propriétaires que de clients). Cette histoire était si manifestement
incroyable qu'elle n'était même pas parvenue à réveiller en moi cette attirance crédule pour les témoignages contraires aux évidences ennuyeuses
de la vie de tous les jours que nous appelons, par euphémisme, la curiosité. Des sujets de réflexion plus importants me préoccupaient: je me demandais,
par exemple, pourquoi je travaillais douze heures par jour dans un bar au lieu de laisser des pourboires de cinq dollars à un autre citrullo (couillon en
argot italo-ricain )travaillant douze heures par jour dans un bar. La vie est drôle, dit le proverbe. Elle allait bientôt le devenir davantage.
Au printemps 1983, je fus envoyé en Chine par le magazine Vanity fair . Sur le chemin du retour, je m'arrêtai pendant quelques jours à Los Angeles.
Un matin, assis dans un bar de l'Olympic Boulevard, je réalisai que j'étais seulement à quelques rues de la boîte de nuit dont j' avais tant entendu
parler à Newark . Peut-être mon donneur de pourboires de cinq dollars serait-il là, pensai-je.
Cette boîte de nuit était pareille à toutes celles qu'il m'avait déjà été donné de visiter, y compris la moquette passe-partout et la gouine de rigueur
aux cheveux blonds cendrés faisant office de serveuse. Il y avait trois types au bar et quatre à la table de black-jack. Je jetai un coup d'œil au croupier.
En un éclair, j'eus la révélation foudroyante qu'il s'agissait de Smitty, et je sus - ou plutôt je me convainquis -que son histoire était vraie.Je mis cinq
billets de vingt sur la table et je lui dis que je voulais des jetons de dix dollars.
- Vous pouvez dédoubler les paires, me dit-il. A jeu égal, la banque gagne .
Deux heures plus tard, nous étions assis "Chez Philippe", mangeant des sandwiches à l'agneau et buvant de la bière. Il me dit que j'avais raté,
à trois jours près, mon gugusse du Jersey. Puis il sourit et ajouta:
- C'est quelque chose, ce gars-là, pas vrai ? La boîte n'est qu'une couverture. Y'a lui, puis quelques autres mecs.Je possède une part du gâteau,
juste une petite part. Il a une pouffiasse sur le trottoir ou quelque chose comme ça. C'est à peine s'il regarde les recettes de la boîte quand il passe.
Mais c'est un brave type, tu peux me croire. Il a été bon pour moi.
J'opinai du bonnet, et je lui racontai l'histoire des places pour les Rolling Stones et des pourboires.
- C'est lui tout craché.
A mesure que nous glissions - la bière et la conversation aidant et tout en restant sur nos gardes - vers la familiarité et la sympathie qu'engendrent
les parcours tortueux et les rencontres de hasard, je lui demandai sans détour si ce que notre fréquentation commune m'avait dit de lui était vrai.
Il hésita, me regardant comme pour dire :"Il t'a parlé de ça ?" Puis il sourit d'un air entendu.
-Tu vas écrire là-dessus ?
- Si on me paie pour ça.
-J'aime bien ta façon de prendre les choses. Mais je ne suis pas complètement con. Tu connais N***. Pour moi, c'est la meilleure carte de visite que
tu puisses avoir. Que tu sois écrivain, ça ne signifie rien pour moi. Comprends-moi bien: je respecte tous ceux qui sont leur propre patron.
Nom de Dieu, j'aime bien lire; mais j'ai pas beaucoup de temps à consacrer à ça. Tu sais qui j' aime lire ? Eric Ambler.Tu l'as déjà rencontré ?
Je dus avouer que non. Smitty dit alors :
-Il est probablement mort à l'heure qu'il est.
Il but une gorgée de bière et regarda ailleurs pendant quelque temps. Puis il leva sa main gauche, la retourna et dit :
-En tout cas, que ça soit vrai ou non, quelle importance ?
Je haussai les épaules et il sourit. Nous reprîmes des sandwiches à l'agneau et des bières.
-Vois-le comme ça. Un mec en pantalon jaune - c'est une analogie; tu vois, j'ai des lectures - se promène en remuant le bide comme s'il y avait un
flingue dedans, en racontant à tout le monde que Jimmy Hoffa est enterré quelque part sous une piste dans la Grande Prairie.
Puis tu apprends qu'il y a mille mecs en pantalon jaune qui racontent à dix mille mecs en pantalon bleu que Jimmy Hoffa est enterré dans la Grande
Prairie. Pendant ce temps, il est peut-être en train de bosser dans une quincaillerie où il vend les pelles que personne n'achète pour l'enterrer.
Tu me suis ?
En imagination, je teignais en noir ses cheveux grisonnants aux reflets châtain, je rasais sa moustache, je restaurais dans sa plénitude le reste
d'accent du Sud qui colorait légèrement sa prononciation.
- Ce que je veux dire, c'est que tout le monde croit que Jesse Garon Presley est mort à la naissance, mais que personne ne s'est jamais donné la
peine d'aller regarder le certificat de décès.
Je ne fis aucun geste, je ne dis rien. Je continuais seulement à le fixer des yeux.
- Comme souvent, la vérité est assez banale. Il n'y a pas eu d'enfant mort-né. Juste une bouche de trop à nourrir chez un pauvre vieux :colere: qui
aurait été incapable de seller une vache même s'il avait eu quatre nègres à sa disposition pour la maintenir immobile. Aussi loin que je m'en
souvienne, j'ai vécu avec tante Reenie à Belden, un patelin situé à une quinzaine de kilomètres de là où je suis né. J'ai eu pas mal de veine.
Tante Reenie était une brave femme. C'était la cousine de ma mère, un peu plus âgée qu'elle. Elle est morte depuis près de vingt ans...
On était souvent ensemble quand on était petits, surtout l'été. Je me rappelle qu'on a passé pas mal de journées à jouer aux environs de Chickasaw
Village, à peu près à mi-chemin de Tupelo et de Belden. Moi, Elvis, ma mère et tante Reenie. On se débrouillait. La situation ne nous paraissait pas
du tout bizarre. En tout cas, je crois que je me sentais mieux dans ma peau qu'Elvis. Je mangeais mieux que lui, ça, c'est sûr... On se ressemblait
beaucoup. Il était un peu plus petit que moi, même en ce temps-là . Un peu plus lent, peut-être, plus calme. Je tenais mon poing fermé, de cette
façon-là, comme s'il y avait quelque chose dedans. "Viens ici'', je lui disais, "regarde ce que j'ai". Il approchait son visage très près de ma main, et
bing, j'lui collais un gnon. Ce que je n'ai jamais pu comprendre, c'est qu'il continuait à tomber dans le panneau, à chaque fois.
Il accompagna cette dernière phrase d'un rire perplexe, puis se tut.
-Vraiment intéressant, hein ?
Ça l'était pour moi, mais je ne le lui dis pas.
- C'est tante Reenie qui nous a appris nos premiers accords de guitare, des petites guitares-jouets qu'elle expédiait à Sears. On était peut-être dix à
cette époque. C'était Noël, ça, je m'en rappelle . On se prenait pour de vrais petits Gene Autry (acteur et chanteur spécialisé dans les rôles de cow boy)...
Je crois que j 'ai filé dès que j'ai été assez grand pour bander. Je ne devais pas avoir plus de quatorze ans.Maman, Elvis et mon père étaient déjà partis
s'installer à Memphis. J'aurais pu partir avec eux. Je crois vraiment que c'était ce qu'ils voulaient que je fasse. Mais......
Il haussa les épaules.
- J'étais dingue quand j'étais gosse. Je suis parti sur la route 15 comme si elle m'appartenait. Ce n'était pas une fugue, en réalité. Tante Reenie savait
que j 'allais partir. Je ne lui avais rien dit, et elle ne me dit pas qu'elle savait que j'allais partir; mais c'était implicite. Elle avait une Bible - elle en
avait même deux ou trois, mais c'était cette vieille petite Bible tout esquintée qu'elle vénérait autant que si Jésus-Christ l'avait dédicacée - où elle
gardait un billet de dix dollars. Elle l'a laissée sur la chaise en osier près de la porte, au lieu de la laisser sur la cheminée. C'était sa façon de me
faire comprendre qu'elle avait compris. J'ai tout emporté: la Bible et les dix dollars. J'ai atterri à Pascagoula. C'est, si tu veux, le Pismo Beach
(station balnéaire de Californie) du Mississippi. Pendant une semaine je me suis contenté de rester assis sur la jetée, en mangeant des biscuits à la
vanille et en fumant des cigarettes. La nuit je dormais dessous. Mec, je me prenais pour quelqu'un. Les billets de banque ont commencé à se
transformer en piécettes, et j'ai appris ma première grande leçon: avec un billet de dix dollars, on ne peut acheter qu'un certain nombre de Carnel
et de biscuits à la vanille. J'ai trouvé du boulot comme garçon de courses pour un boucher. C'était un vieil Irlandais qui s'appelait Davey Blue.
Je lui ai raconté des salades, comme quoi j'étais orphelin et j'étais loin de chez moi. Je crois que j'avais trouvé ça dans Boys town. Tante Reenie
m'avait emmené voir ça, un jour de Thanksgiving ou autre, quand c'est passé par chez nous; je crois que c'était pour me faire comprendre quelle
belle vie je menais. En tout cas, le vieux Davey Blue avait un cœur d'or - des mains comme des ancres rouillées et couvertes de coquillages, mais
un cœur d'or. Il me payait deux dollars la journée et il m'avait dégotté une petite chambre dans une pension de famille - je pense que c'est le nom
que tu lui donnerais - à cinq dollars la semaine. C'était une belle installation, pour un dingue de gosse qui ne voulait rien faire d'autre que manger
des biscuits et fumer des cigarettes au bout d'une jetée. J'écrivis une lettre à tante Reenie où je lui disais que j'allais bien et qu'elle ne devait pas
s'inquiéter. Mais sans lui donner mon adresse.
Je ne pense pas avoir travaillé plus d'un an pour Davey. Je mentis sur mon âge afin de pouvoir travailler sur les plateformes. A cause des appelés
en Corée et tout le bataclan, je crois qu'ils n'étaient pas trop regardants. C'est comme ça que je suis passé de dix dollars par semaine à cinquante.
J'en mettais de côté la plus grande partie, parce que mes goûts n'allaient pas encore beaucoup plus loin que les cigarettes et les biscuits à la vanille ...
Il y avait tout de même une fille que j'ai fini par épouser, mais je n'ai pas vraiment envie d'en parler maintenant, si ce n'est pour dire qu'elle fut la
cause de mon départ. Je lui ai faussé compagnie et je suis parti à Hattiesburg. C'était en 1953, et j'étais devenu un sage à l'âge de dix-huit ans.
Quand je suis arrivé à Hattiesburg, je me suis remis à travailler sur les plateformes, pour la compagnie Red Ball . C'était ce qu'il y avait de bien
avec le boulot sur les plateformes en ce temps-là: si tu avais déjà travaillé dans ce secteur à Miami, tu pouvais te faire réembaucher sans problème
à Seattle. C'est à Hattiesburg que j'ai recommencé à m'exercer à la guitare, car il faut dire que je n'avais pas été bien loin la première fois; j'avais
dû m'arrêter à la troisième page des Alfred easy guitar lessons ("La guitare sans peine d'Alfred"). Le contremaître, là où je bossais, possédait un
bouge, un trou dans le mur qui faisait bistrot et boîte, pas loin de l'embranchement d'Okatoma; on y jouait les soirs en fin de semaine, moi et cet
autre gosse qui devait s'être arrêté à la troisième page de l'équivalent des leçons d'Alfred pour le piano. On faisait un tas de machins country.
Eddy Arnold, Lefty Frizzell, Hank Williams - c'était eux, les grands du moment. Les gens voulaient entendre ces trucs-là. Mais on ne faisait pas
que de la country. Putain, on massacrait absolument tous les genres de musique connus du genre humain, plus quelques autres dont personne
n'avait jamais entendu parler. On se fendait bien la gueule, et on récoltait quelques dollars en prime. C'est à cette époque-là que j'ai fait
mon premier disque.
Il rit et hocha la tête, réjoui et attendri au souvenir de ce qu'il paraissait considérer comme une folie secrète.
- Et c'était un sacré disque.
Il prit alors l'intonation d'un présentateur de radio du Sud profond:
"Le sein divin" (Bosom divine), par Jesse Presley, avec Jo-Jo Fineaux et ses Branchés de Hattiesburg ".
Il se remit à rire, et je fis de même.
- Jo-Jo Fineaux était le gosse qui jouait du piano avec moi au club, et les Branchés de Hattiesburg étaient les fils du gars qui a sorti le disque.
Il tenait un magasin de meubles en ville. Je crois que le disque s'est vendu à une bonne douzaine d'exemplaires - à moins que ce vieux salaud, dans
son magasin de meubles, ne les ait fait acheter par ses propres fils. J'en ai encore quelques exemplaires à la maison. Je t'en apporterai un, si tu veux..
Donc, comme je le disais, je gagnais du pognon. L'ennui, c'est que j'apprenais aussi à le dépenser. Je suis tombé sur le gars qui consommait à l'œil
dans la boîte, là-bas. Il faisait un peu de prêt sur gages par-ci par-là et il prenait les paris à la loterie clandestine ce qui lui rapportait probablement
deux rouleaux de pièces de cinq cents par jour. Je me suis acoquiné avec ce type, et je me suis mis à prendre les paris et à gérer les prêts pour son
compte, là-bas, sur les plateformes. Dans la région, tous les numéros - je pense que c'est encore pareil aujourd'hui - venaient de la Nouvelle-Orléans,
et non de Jackson comme le pensent la plupart des gens. Alors, par l'intermédiaire de ce gars j'ai rencontré un autre gars; on bavarde, une chose en
entraîne une autre, et j'ai fini par m'installer à la Nouvelle-Orléans. Je me suis spécialisé dans le pari simple ; j'opérais dans la zone de la cathédrale
Saint-Louis. Je ne travaillais qu'avec les revenus fixes. J'aurais peut-être pu me faire davantage de pognon en travaillant au pourcentage, mais de
cette façon-là je ne risquais pas de partager les pertes. Avec cent dollars par semaine, on pouvait s'acheter un tas de biscuits à la vanille il y a trente
ans, je n'en dis pas plus.
J'étais comme un cochon vautré dans sa merde. J'étais toujours dingue, aussi: je me rappelle qu'un soir j'étais complètement bourré, et cette pouffiasse
au bar -je ne la connaissais même pas - se lamentait parce qu'elle devait aller à New York voir sa sœur, et il faisait tellement froid là-bas, et elle
n'avait pas de manteau, et patati et patata. Je suis sorti et je lui en ai acheté un, juste comme ça.
Il marqua un temps d'arrêt.
- D'habitude, quand je raconte cette histoire, je dis que c'était du vison, mais en fait c'était seulement une combinaison de ski. Bref, c'est à ce
moment-là que j'ai découvert qu'Elvis était bien parti pour faire la une des journaux. J'entendis son disque Milkcow blues boogie ("Le blues-boogie
de la vache à lait"). C'était son troisième. Nom de Dieu, j'étais excité. Je n'avais plus parlé à aucun d'entre eux, même pas tante Reenie, depuis cinq
ans. Mais je voulais vraiment reprendre contact à ce moment-là, tu comprends ? Je me rappelle que j'ai dû mettre un tas de pièces dans la cabine
téléphonique pour appeler tante Reenie. Sa voix avait beaucoup vieilli, comme si cinquante ans s'étaient écoulés au lieu de cinq, et on aurait dit
qu'elle entendait parler un fantôme. "Ton père raconte aux gens que..."- elle fut incapable de terminer sa phrase. Le vieux salopard m'avait rayé
de la carte! Elvis commençait à percer. Les gens posaient des questions, faisaient des interviews, etc. Quelqu'un -sûrement pas le vieux; ses ruses
ne dépassaient pas le niveau du cours élémentaire - a dû trouver cette merveilleuse solution au problème du frère jumeau qui n'était pas là.
Nom de Dieu, je me suis senti...
Il soupira, comme pour effacer les années.
-J'ai donné à tante Reenie deux numéros de téléphone :celui de mon appartement et celui du bar où je traînais mes guêtres. Je lui ai dit de les donner
à Elvis ou à ma mère, ou encore à mon vieux s'il les voulait. Elle m'a demandé :"Tu as toujours cette Bible ?"Je lui ai dit oui. Alors elle m'a dit :
"C'est bien, tu es un bon garçon." Juste après, je me suis fait pincer en prenant les paris. J'ai plongé pour trois mois à la place des autres. Je n'ai donc
jamais pu savoir si Elvis ou qui que ce soit d'autre m'a rappelé. Le tenancier du bar où je traînais était à peu près aussi nul pour les messages que pour
les cocktails. Je n'ai jamais su. Jusqu'à aujourd'hui...
Il donna un grand coup de poing sur la table.
- Et quelques années plus tard, à l'enterrement de ma mère, la façon qu'a eue le vieux d'essayer de... oh, et puis merde; mets ça sur le compte de la
bière. En tout cas, personne ne m'a appelé après ma sortie de prison, ça, je le sais. Et je me suis dit : bordel, après tout, quelle importance ?
J'avais encore l'orgueil imbécile du p'tit gars qui a reçu un coup mais n'a pas été mis K.O. J'ai laissé tomber mon vrai nom et je me suis fait appeler
"Esaü Smith" .J'avais fini par me mettre à la lire, cette Bible, et c'est là que j'ai dégotté ce nom: Esaü. Jette un coup d'œil dans la Genèse et tu verras
ce que je veux dire, ou ce que je voulais dire à cette époque .
Ce type là-bas qui dirigeait une marque de juke-box m'avait contacté pour que je fasse un disque. Je lui ai dit d'accord, mais à condition qu'il
porte mon nouveau nom. Il a fini par accepter. Voilà comment est née ma seconde et dernière œuvre d'art. Je ne sais même pas si j'en ai un
exemplaire à te donner. Après ça, j'ai en quelque sorte laissé tomber le chant. Mais je vais dire un truc : j 'ai toujours apprécié les disques d'Elvis,
et j'ai toujours été fier de lui. Un truc dont je suis sûr...
Sa voix se fit plus animée:
- ... c'est que je n'étais pas vraiment fait pour ça. J'ai parlé à mes amis. Ils m'ont collé dans une cave miteuse pour que j'y fasse tourner le Grand Six.
Après quoi je suis devenu croupier. Je faisais ça bien, parce que j'étais malin et régulier. Alors ils m'ont sorti de cette cave et m'ont fait entrer dans la
boîte à fantasmes de Carrollton . J'ai gardé mon nez propre et je m'en suis bien sorti. J'ai toujours joué un jeu honnête. Putain, dans ce milieu, faut
pas tricher. Cette merde de "à jeu égal, la banque gagne" finit par bouffer tout .Je monde. Je suis resté là jusqu'en 1964, après quoi je suis venu ici.
A cette époque, j'étais devenu M. Johnny Smith, le type sans histoires. La Nouvelle-Orléans me manque de temps en temps. Sûr que c'est une sacrée
ville. Mais ici, c'est plus calme. J'ai une femme, deux enfants. Je ne vais pas me mettre à rajeunir.
Il but lentement une dernière gorgée et regarda sa montre.
- Mais au moins, je suis toujours là.
Je revins le voir le matin suivant. Les mêmes types étaient assis au bar et à la table de black-jack. Un nouveau client, un mec plus jeune, nous gratifiait
de sa présence. Il se penchait par-dessus le bar, demandant à la serveuse si elle aimait les huîtres crues.
Smitty - ou quel que soit son nom - m'offrit un verre. Il ne fit pas la moindre allusion à notre entretien du jour précédent. Son regard et sa façon de se
comporter m'invitaient à faire de même. Mais il m'avait bel et bien apporté les disques. En me les donnant, il me dit d'un air dégagé :
- Bon, rappelle-toi, si tu écoutes ces machins-là, que c'est juste un gosse un peu con qui fout son bordel.
Je souris et le remerciai. Il me demanda, très vite:
-Tu vas écrire sur moi ?
-Je ne sais pas.
- Ouais, bon, on verra bien.
Quelques jours plus tard, de retour chez moi, je mis l'un des disques - un 78-tours dont l'étiquette bleue était encore brillante sur la platine.
Il lui manquait ce caractère vendable sans lequel peu de choses réussissent en ce monde. Mais c'était, en dépit des Branchés de Hattiesburg, l'un
des trucs les plus chouettes que j'eusse jamais entendus. Il me fit sourire et éclater de rire.

I dreamt last night of a bosom divine,.................J'ai rêvé la nuit dernière d'un sein divin
A bosom so pristine, so pure,............................Un sein vraiment parfait et pur
And from it bubbled whiskey like milk;................D'ou jaillissait au lieu de lait, du bon whisky;
I sucked till my poor jowls were sour..................J'ai tant tété qu'mes pauvres joues ont fermenté.

Je ne le reverrai peut-être plus, mais je ne cesserai jamais de m'interroger à son propos.
De même que lui, probablement, ne cessera jamais de se demander si le téléphone a sonné il y a quarante­ cinq ans.
Comme d'habitude, le proverbe a raison :la vie est drôle.
.
Fin de cette série ,peut être une prochaine , plus récente sur le rock .
.
Et quelques textes sur quelques grandes icones par Nico U. et son complice .
.
Alain..

Site sur le son et l' enregistrement de Claude Gendre http://claude.gendre.free.fr/
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