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22-Les disparus " Janis JOPLIN "

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hencot
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22-Les disparus " Janis JOPLIN "

Message par hencot »

JANIS
Le « garçon le plus laid du campus » ou La cinquième rose


A remonter la courte vie de Janis Lyn Joplin, on pourrait quasiment décalquer celle de Jimi Hendrix, tant ces étoiles filantes de la galaxie pop, qui ouvrirent la voie Morrison et préfigurèrent un certain Nirvana, eurent des destins voisins, parallèles, comme si la musique de cette décennie avait eu le mauvais œil, que l’Amérique eût voulu se fabriquer des Rimbaud à la chaîne, en stéréo, et qu’elle eût besoin de sacrifices, au pays comme au front, à la scène comme à la guerre.

Même année de naissance à deux mois près et de mort à deux semaines près, mêmes racines de vieux blues, ici au féminin – Bessie Smith, Odetta, Big Mama Thornton, et le grand Leadbelly –, mêmes festivals fondateurs – Monterey, Woodstock –, même énergie scénique rebelle, même goût de l’alcool et des drogues, même durée de carrière éclair : quatre ans, même fin prématurée à l’âge où d’autres cherchent encore leurs mots ou leur premier contrat. Même postérité flamboyante, grandissante, démesurée : c’est autant la mort que le talent qu’on célèbre ici, l’injustice d’une course fauchée de plein fouet. L'œuvre avortée qu’on ne finira pas d’imaginer, en mieux à chaque fois : Jim et Janis étaient aussi grands par ce qu’ils auraient pu devenir, tout ce qu’ils nous avaient laissé entrevoir de leur avenir, que par ce qu’ils avaient été. C'était ce vide-là, quasiment un rapt de leur destinée, qui nous faisait le plus mal, et se ponctuait d’une éternelle interrogation. Pourquoi le génie mourait-il jeune, ou bien consistait-il justement à mourir jeune? Jimi vieux se serait-il appelé Buddy Guy, et Janis Bette ou Tina, Joan ou Joni, au chevet d’un Bobby McGee sur le retour? Tout le secret du métier, c’était bien connu, consistait à savoir sortir de scène, mais pas en tomber.

Naturellement, les ressemblances s’arrêtent là, car si Jimi était un type plutôt pacifique, calme et profond comme l’océan du même nom devant lequel il était quasiment né, Janis la Texane était bien plus speed, disjonctée, extravertie que lui dans la vie, et bien plus noire – au sens premier du terme – dans son œuvre et ses engagements, Jimi étant autant ignoré sur le plan musical par sa communauté que Janis s’en inspirait, s’en réclamait. Toute jeune déjà, elle prenait position pour défendre les droits des minorités, militait pour l’intégration des Noirs, dont elle avait elle-même intégré l’âme, l’esprit, et le rythme mieux que quiconque : son credo. Et son cri montant jusqu’au ciel de Woodstock n’était pas seulement celui d’une artiste et d’une femme, mais aussi d’une sœur de couleur, blanche en l’occurrence, priant à sa manière pour les siens. Une profession de foi venue de loin, peut-être de ce soir de 1955 où elle avait vu à 12 ans un débutant nommé Elvis Presley à la fête paroissiale de sa ville natale, ce nègre blanc qui lui parlait de cœurs brisés, de pompes et de lune bleues, lui susurrait dans le micro Shure des I Love You Because et I’m Counting On You comme autant de messages personnels, des mots qu’on n’oublie pas à cet âge-là et qu’on remporte chez soi dans la nuit telles des perles de pluie. Pearls. Il y a comme ça des hommes qui vous flanquent le blues pour la vie, surtout si elle est brève...

Au début, il y avait donc une petite Texane, fille de Texans travaillant à Port Arthur chez Texaco (elle s’en souviendra en créant plus tard Mercedes Benz et en bariolant de fleurs multicolores sa Porsche Cabriolet décapotable) qui hésitait entre peinture et musique, en l’occurrence le blues, faisait tous les clubs, folk-coffee houses et les fameux hootenanies du coin, de Austin à Houston, et décrocha pour tout diplôme à l’université le concours de... la personne la plus moche du campus ! Littéralement... « Le garçon le plus laid de l’université » (sic). De quoi rendre féministe la plus cool des suffragettes, et Janis ne rigolait justement pas sur la question, n’était pas en reste de ce côté-là. Cataloguée parfois « femme à femmes », comme on aurait pu dire alors dans un titre de film B, et en réalité bisexuelle, elle ne s’en laissait pas conter, et rejoignit vite la beat generation, c’est-à-dire d’abord Venice, le quartier beatnik de LA, puis Frisco, à une époque – 1963 – où elle avait déjà tâté de tous les expédients, du speed, de la coke et de cette boisson forte louisianaise qu’on appelait le Southern Comfort : une liqueur explosive à base de whisky, de bourbon et de pêche venue tout droit de la Nouvelle-Orléans, qui se préparait en cocktail et se dosait à 40 ou 50 % d’alcool, selon les cas.

Et dans tous les cas, avec elle, c’était 50 %, à deux litres par jour, du sérieux, du solide, et, comme aurait dit l’autre, une boisson d’homme capable de vous réveiller le plus endormi des volcans, alors une blueswoman en manque ! Janis, elle, mélangeait tout ça de à de beaux états d’âme, quelques bons comptes à régler, deux ou trois rengaines rentrées qu’elle retournait régulièrement contre sa famille et sa ville natale, puis repartait tout aussi naturellement s’y désintoxiquer de ses frasques, descendant même jusqu’à 40 kilos en 1965, avant de doubler quasiment de poids, comme on change d’humeur. Et, quand elle s’y attelait, elle ne lâchait plus le morceau, c’est-à-dire le micro, et mettait le public K.-O. avec son cri primal, sa longue plainte viscérale, gutturale, ses feulements larvés sur distorsions électriques, son blues du fond des entrailles et de l’Amérique de Johnson et Nixon, qu’elle vous assénait comme un uppercut au foie, du haut de son mètre soixante-cinq, avec son sourire insolent et ses lunettes rondes à la Lennon : « On ne peut pas sortir quelque chose de valable si on ne le ressent pas. Je ne peux pas faire semblant. J’ouvre juste la bouche et c’est là »1. Frappant le sol, déployant sa chevelure, se déhanchant, elle chantait en transes comme si elle était possédée, visitée, mettait le feu à la scène et malheur à qui était programmé après elle s’il n’avait pas des tripes d’enfer : la place était chère, et chaude !

Mais c’est en 1966, année hippie – Haight-Ashbury – et donc âge d’or de San Francisco, où tout le monde veut aller en chanson avec les Flower Pot Men, où les Grateful Dead et Jefferson Airplane sillonnent les nuages tels des dirigeables, des publicités pour un au-delà où l’herbe serait toujours plus verte et enivrante, que tout démarre vraiment pour elle, sur le plan professionnel ; un cycle implacable qui la conduira en quatre ans au sommet, puis au néant, selon un parcours désormais obligé de l’apprentie pop star made in USA. Avec le Big Brother and the Holding Company, un groupe local de moyenne qualité, elle enregistre un premier album chez un label indépendant, Mainstream Records, et n’obtient qu’un succès d’estime avec ses blues décalés en pleine époque psychédélique : Blindman, All Is Loneliness, tous ces titres qui sonnent comme des adages ou des prophéties... C'est néanmoins par la scène, et pas la moindre, qu’elle va s’imposer en 1967, au fameux festival de Monterey qui, de Jimi à Otis, révéla et initia plus d’une carrière, devant 70 000 personnes. Programmée entre Byrds, Mamas and Papas, Who et autres Canned Heat, Janis y débarque ce 16 juin avec une fabuleuse reprise de son idole Big Mama Thornton, Ball And Chain, une de ces chansons du dedans qui vous remontent comme une coulée de lave et vous assèchent le gosier pour la vie.
Et il n’en faut pas davantage pour que le plus célèbre manager de l’époque, Albert Grossman, l’homme de Dylan, Baez, Peter, Paul and Mary et les autres, aussi connu pour ses stars que son catogan, la prenne sous son aile et lui décroche un contrat de trois disques chez Columbia, justement la maison du grand Bob. Le premier enregistrement, Cheap Thrills, sorti en août 68, sera un coup de maître, vendu à un million de copies avec sa pochette de Robert Crumb et des covers tels Piece Of My Heart et surtout Summertime, et s’accompagnera d’un passage au non moins légendaire Fillmore East, dans la foulée de Jimi. Jusqu’au bout, ces deux-là ne se lâcheront jamais tout à fait, se renverront la balle, se feront des signaux de fumée, même si son véritable alter ego, compagnon de route et occasionnellement de chambrée, s’appellera Jim Morrison. En apprenant sa disparition, ce dernier ne s’y trompera d’ailleurs pas et prédira à un proche qu’il est le suivant, le troisième de la liste, et, en bon visionnaire, il tiendra parole. Pour le moment, ils se repassent le micro, comme on se transmet le feu, et ils ont la même façon d’interpeller, d’allumer le spectateur en le tutoyant, le réveillant. De leur propre aveu, ils diront faire l’amour avec leur auditoire, jusqu’à se faire interdire ou sortir de scène, et avoir besoin ensuite d’une dose, exactement comme après une étreinte démultipliée. Leur plus grand pied sur terre, qu’on l’appelle orgasme, shoot ou électrochoc, c’est le public : la vie est live ou ne sera pas. La sienne dure trois heures par jour, de 21 heures à minuit, et la démange les soirs de relâche : born to sing.

Les campus ont le frisson, la fièvre des platines : enfin une fille qui ne roucoule pas son folk baba sur des Gibson acoustiques, mais rock et roule au quart de tour sur des boogies de papa, les c... en plus. Du lourd, du hard, de la bonne. Seul problème : la chanteuse est instable, un poil caractérielle, et tellement pressée d’avancer, comme si elle n’en avait pas le temps, qu’elle renverse tout sur son passage, y compris elle-même. Alors, pour tenir physiquement et progresser artistiquement, repousser ces fichues portes qui se referment à chaque fois sur ses complexes, tabous et inhibitions (elle n’est pas née dans le Sud pour rien et a grandi dans des chorales d’église, en peignant des saints), elle boit, fume, sniffe, se pique, fait feu de tout bois, se gave de trucs qui la transforment chaque soir en Joplin, face à des pans d’Amérique subjugués, puis la recrachent après minuit en Janis, petit bout de femme éclatée comme un puzzle, écartelée dans le miroir, qui essaie de comprendre en riant trop fort où elle en est, voire même qui elle est. Inconnue un an avant, pour ne pas dire tricarde, cataloguée emmerdeuse, et promue trésor national et artiste culte un an après : il n’existe pas sur terre une seule drogue capable de t’injecter, t’inoculer un tel va-et-vient, up and down, mais quand tu atterris, attention à la décompression ! Tu ne te reconnais plus dans la glace de ta loge, subjuguée, métamorphosée, enfin belle et ravie. Stone.

Heureusement, il y a ce fichu Confort du Sud – quelle trouvaille machiavélique que ce nom, une invitation à l’extase ! – pour te requinquer, te remettre en place, te rendre forme humaine, et depuis quelque temps, elle en consomme tellement que la firme lui aurait même offert un manteau de zibeline en remerciement, tu parles d’une publicité! N’a-t-elle pas été interpellée par la police de Tampa (Floride) en novembre 69, pour tapage et outrage à agent, en l’occurrence un crétin qui l’empêchait de chanter? L'affaire s’est arrangée de justesse, mise sur le compte de ses déprimes, mais elle faisait grise mine sur la photo de l’anthropométrie, cheveux défaits, regard hagard et nez en chou-fleur, avec sa barre de centimètres à côté : nom, prénom, âge, adresse, profession... Ça, l’icône de la jeunesse américaine? La honte de sa vie, qui en compte pourtant quelques-unes. Arrêtée en état d’ivresse, pour désordre sur la voie publique, elle n’a de cesse d’être libérée pour noyer aussitôt tout ça, effacer ce jour maudit de son calendrier.

Et comme elle ne peut plus tenir en place, elle change même de groupe et reprend la route avec le Kozmik Blues Band, une formation soul/rhythm’n’blues inégale qu’elle dissoudra aussitôt après l’enregistrement de son nouvel album, le 30 cm de Try et Work Me Lord, à nouveau insatisfaite. Perpétuellement en manque, la dame, et ça se voit, elle en joue. Car elle ne rate jamais une occasion de se faire remarquer, Janis – on dit ici « Pearl » –, avec ses chapeaux fantasques, ses boas, ses toilettes en fleurs, ses petits seins qui pointent à l’appel, allument l’objectif, et carrément ce nu intégral devant l’appareil du photographe Bob Seidemann, en 1967, où le plus dérangeant est encore son sourire, plus provocant et insolent que jamais, une vraie gifle et le défi d’une génération, pire que si elle tirait la langue. Toujours le même, aussi décapant en photo, quand elle se tait et en dit si long, qu’à la radio, quand elle y va franchement et éclate d’un grand rire sonore de gorge qui claque comme un coup de fouet, lamine l’interlocuteur, et hérisse le poil de tous les culs-bénits du quartier. De la pure provoc. Dans ces cas-là, ils la haïssent, la vouent aux gémonies, et elle, elle en rajoute, jubile, sourit tant et plus avec la même petite étincelle derrière ses verres : subversive. Une fouteuse de m... pas méchante pour un sou, mais rebelle dans l’âme, en ces temps de libération et d’émancipation féminine, et qui vous fait comprendre que c’est quand elle veut, si elle veut.

Le problème, c’est que, ne s’acceptant pas toujours, elle ne supporte pas les autres, et en change donc tout le temps, les envoie à la casse et s’invente sans cesse de nouveaux amis, musiciens, collaborateurs, comme on varierait le décor. La vie est trop lente, monotone pour elle, elle en redemande, ne se satisfait pas de ces journées de vingt-quatre heures, avec leurs plages de sommeil et leurs temps morts, leurs salles d’attente et leurs violons d’ascenseurs, leurs feux rouges et leurs sens interdits, tous ces types en chapeaux mous qui attendent leur mort en devanture en sirotant leur bière. Elle trépigne, piétine, peste comme ces mômes de son enfance, quand elle jouait à Port-Arthur avec son frère et sa sœur et qu’elle voulait gagner à tout prix. Elle a soif, faim de musique et de public, et a autant de plaisir à monter sur scène que de mal à en descendre, crache chaque chanson comme la dernière, comme on jette une bouteille à la mer. C'est bien le mot. Pour y monter, il lui faut boire, histoire de se mettre en condition, et pour en descendre, se piquer afin de la garder, exactement comme quand elle vient de faire la « chose » et qu’elle a besoin d’un remontant : toujours le même rituel, même si elle est imprévisible. Janis est son pire ennemi.

Car « Pearl » soigne le mal par le mal, est le havre de toutes les contradictions, qu’elle poussera ad lib, comme le reste, les notes, les hommes, les spectateurs. Complexée par son physique, qu’elle juge ingrat, elle n’arrête pourtant pas de séduire, et selon son propre mot de « baiser », des dizaines de filles et milliers de garçons (sic), quasiment tout ce qui passe, comme pour se prouver le contraire. Vocalement surdouée, elle fait le « complexe d’Aretha et Tina », qui ont à ses yeux le privilège de l’authenticité, de l’antériorité, sans parler d’Ella, ou encore d’Otis, en qui elle ne s’est reconnue que trop, et n’a qu’une angoisse : qu’on s’aperçoive qu’elle ne... sait pas chanter, notamment lorsqu’elle est amenée à le faire aux côtés des intéressés, à la fête de la Stax à Memphis! Résolument bohème, elle caresse néanmoins des rêves d’embourgeoisement, parlera mariage et enfant jusqu’à la fin et revendiquera dans sa dernière demeure – une villa infestée de parasites comme seul le show-business peut en produire – un avenir de promenades en forêt, ballades au piano, chats et chiens au coin du feu, tout en serrant sa sangle et recherchant un coin de veine libre pour avaler sa dame blanche et en revisitant Zelda, son autre héroïne fatale.

Femme de records en tous genres, elle a pourtant le pire à son actif, six overdoses en un an et demi, entre juillet 68 et décembre 69, dont elle n’est revenue qu’à peine, à grand renfort de sel et d’eau glacée, et voit y succomber ses proches, de quoi en alerter plus d’un. Le jour où son amie Nancy part d’un mauvais trip, elle se shoote elle-même dans l’heure qui suit pour se consoler, ne plus y penser ou la retrouver ! Et quand on met en garde la femme, c’est la star qui vous remet en place : « Je ne veux pas vivre de façon peinarde. Je veux flamber sous la cendre. Je ne veux rien d'autre »2, tranche-t-elle lorsque le musicien Nick Gravenites, ami et mari d’amie, s’y colle une fois de plus. Que voulez-vous répondre à ça? C'est la patronne, et elle paiera le prix, revendique ses contradictions qu’elle appelle des paradoxes. Détestant son passé texan, elle revient pourtant – le mois précédant sa disparition – fêter les dix ans de son école, à Port Arthur, et y fait naturellement scandale, à nouveau rejetée par ses ex-condisciples et toutes les autorités locales : elle les dénigre à la télé ! Et ainsi de suite. Janis vs Joplin.

Crevant de solitude et perpétuellement en quête d’alter ego, à force d’ego, elle change de compagnon comme de draps ou, dans son cas, de vêtements, et de musiciens comme de chemise, ceux-ci se confondant d’ailleurs avec ceux-là. Sait-elle à quel point l’une de ses idoles, Edith Piaf, agissait de même et ne s’en remit pas, à compter ses gardes du cœur à la veillée? Rencontrant en 1969 sur une plage du Brésil l’homme de sa vie, un certain David Niehaus qui espère l’arracher à ses démons, elle n’aura de cesse de courtiser, héberger et materner son contraire absolu, ce Seth Morgan qui n’en veut qu’à sa gloire et n’aime même pas sa musique : un imposteur. Découvrant en 1970 « le » producteur idéal, l’auteur-compositeur Todd Rundgren qui aurait pu lui faire gagner temps et santé en la déchargeant de sa partie musicale, elle en engage un autre, etc.

Tout Janis réside dans cette perpétuelle contradiction, dualité qui la déchire et la déséquilibre : elle peut faire établir le même jour, peu avant la fin, un acte de mariage et son testament, comme si au fond ça allait de pair. Le reste est du même tonneau : alcoolique notoire, passant du fameux Southern Comfort à la vodka, puis à la tequila, généralement orange, elle prétend boire pour échapper à la drogue, s’enivrer pour ne pas se défoncer, et comme elle est en manque du soir au matin, attaque son petit déjeuner au Bloody Mary! Puis elle enfile sa bouteille en bandoulière, se pare de ces effets et colifichets qui la rendent reconnaissable entre toutes – pantalons de satin, tuniques lamé argent, velours violets, dentelles, bracelets, broches, colliers de perles, sur fond de tatouages, une vraie boutique baba –, saute dans cette Porsche non moins peinturlurée qui la transforme en loup blanc californien, et arpente son boulevard de bars, une vie de comptoirs sertis de gin et de guacamole, en attendant l’heure du show, qui verra monter le trac en même temps que son degré d’alcoolémie.

C'est sa manière : l’alcool pour cacher sa drogue et les hommes pour masquer ses femmes, qui sont parfois leurs propres épouses, et ces fards et fanfreluches turquoise pour habiller son noir, les bleus du blues. Et quand le manque se fait trop pressant, c’est la dolophine, une sorte d’équivalent de la méthadone, qui prend le relais, soutenue par les vodka-Valium et autres mélanges du jour, amphétamines et sucres variés, à la carte. « J’arriverai jamais jusqu’à l’âge de 30 ans », lâche-t-elle sur un balcon de Seattle à un ami qui l’interroge en 69 sur ses projets. Et à l’approche de la fin : « Je me demande bien ce qu’ils raconteront à mon sujet après ma mort. »

Elle seule sait à quel point elle dit vrai : déjà, à Woodstock, on a dû la porter littéralement en scène tant elle était ivre, une bouteille dans chaque main – champagne d’un côté, tequila et vodka de l’autre, non-stop pendant vingt-quatre heures – et une fois-là-haut, elle s’est demandé au micro « où était le public », pourtant vaste comme une capitale : 500 000 fans d’un coup ! La prestation était si faible, hésitante, désespérante que l’avisé Albert Grossman refusa de la laisser figurer dans le film-fleuve tiré du festival. Il allait perdre Dylan et les Doors, savait désormais que tout pouvait retomber, à tout moment, et prit à titre personnel une assurance sur... la vie de son artiste, pour se protéger en cas de pépin ! Le ton était donné. Mais jusque-là, tout allait bien. Et, après son caprice de la Porsche, où un fan mal inspiré déroba un jour son infortuné chien George (!), jamais retrouvé, Janis s’offrit l’autre rêve de sa vie : une vraie maison, entourée de séquoias et d’eucalyptus au fond d’une impasse tranquille donnant sur West Baltimore Avenue, à Larkspur, dans la péninsule de Marin County.

Dans cette demeure rustique aux poutres apparentes, portes vitrées coulissantes, pièces immenses, avec meubles victoriens, piano, billard, tapis orientaux fixés aux murs et lustres imposants, et à l’extérieur balcons, garage, barbecue, banc, ruisseau et tout ce qu’il fallait pour n’avoir plus besoin de rien, elle se dédoubla donc, donnant d’un côté de monstrueuses fêtes à la limite de l’orgie, et aspirant de l’autre à alterner musique, yoga et équitation, entre deux livres de ses chers Tom Wolfe, Nabokov ou Fitzgerald. Pour la première fois qu’elle se sentait vraiment chez elle, et avait par ailleurs enfin trouvé « son » groupe, elle ne put s’empêcher de mélanger à nouveau les choses, et surtout les gens, tant l’art et la vie se confondaient totalement dans son cas. Et elle installa là quelques-uns de ces parasites dont elle voulait justement se séparer en quittant Noe Street et Haight-Ashbury et qui la suivaient ou l’entraînaient – allez savoir –, veillaient à ce qu’elle ne sorte pas du cercle, dénichaient où qu’elle aille un bar où la noyer davantage, tel ce Trident voisin de Larkspur, à Sausalito : son nouveau port d’attache ou de naufrage, après minuit. Littéralement « accro » à son passé, happée par un avenir qui promettait de plus en plus, elle n’avait jamais eu autant de cartes en main, y compris un grand folksinger blond aux yeux bleus et à la voix grave qui savait ce qu’écrire voulait dire et n’avait pas peur du mot succès : Kris Kristofferson.

Il n’y avait qu’à se pencher pour cueillir le fruit de ces années-éclair où elle s’était imposée comme un homme, dans un métier et un répertoire d’homme. Qu’à faire le geste et se laisser souffler enfin, chanter après tant de routes, de nuits couleur de poudre et de compagnons glacés, blancs comme neige ou verts comme l’herbe, du shit au shoot, morts sur le rail ou tombés sur la ligne, en nourrissant le singe ou chassant le dragon. Qu’à poser enfin sur la table du salon le kit meurtrier qui ne la quittait jamais, comme on rend les armes en fin de western : sangle-seringue-coton-flacon etc, la pompe et la paille qui lui suçaient la vie. Il fallait jeter au sable ses colts d’or, tel le père de Peter Fonda dans ce foutu film, juste avant le mot « fin ». S'asseoir par terre en plein midi et compter les étoiles en fermant les yeux, sans tricher, comme au temps des billes. Remettre chaque soir sa vie dans les balances, poursuites et tout le toutim, en attendant ses retours de salle à la puissance mille.

Tout pouvait donc arriver désormais, le meilleur comme le pire, et c’est ce qui se passa : tout arriva. La dernière année de sa vie commençait, entre cures avortées et psys dépassés, amants d’un jour, sinon d’une heure, et maîtresses de rechange, un monde plein d’ex – amours, amis, secrétaires, guitaristes, confidents – où chacun emportait une part d’elle-même et où sa chatte n’aurait pas retrouvé ses petits. N’avait-elle pas recherché en vain le nom du père de son enfant à venir lorsqu’elle avait choisi d’avorter, trois ans auparavant, faute de trancher entre une vingtaine de candidats possibles ? ! Jamais solitude n’avait été plus entourée, donc plus grande en ce paradis artificiel de la côte Ouest, avec tous ces Nick, Lynda, Peggy, Myra, Kim, Sunshine, Vince, qu’elle attirait, rejetait, rappelait, transformait ensuite en copains, fantômes ou souvenirs, selon l’humeur et la dose du jour. Quand ils n’en faisaient pas eux-mêmes des chansons, comme Leonard Cohen avec son Chelsea Hotel n° 2. C'est dans un ascenseur que le hasard les avait présentés, réunis quelques heures et détachés à vie, pour ce qu’il en restait : « I remember you well in the Chelsea Hotel/You were famous, your heart was a legend/You told me again you preferred handsome men/But for me you would make an exception/And clenching your fist for the ones like us/Who are oppressed by the figures of beauty/You fixed yourself, you said, “Well never mind/We are ugly but we have the music” ». Ce qui se traduisait en live et off the record par : « Je préfère les très beaux mecs, mais pour toi, je ferai une exception »3. Dans ce métier, rien ne se perdait.

Deux ans déjà, qu’elle avait appuyé sur le bouton du quatrième, étage ou ciel, face à l’auteur de « Suzanne » et du « Partisan » qui la dévisageait fixement et semblait lire en elle. Ne sachant trop quoi dire, elle lui avait lancé avec son sourire de petite fille, une de ses bottes secrètes qui ne servait que dans les grandes occasions : « Je cherche Kris Kristofferson » – son amoureux du moment – et il lui avait répondu, avec un aplomb complice : « Vous êtes bien tombée : je suis Kris Kristofferson ! » Elle l’avait cru. C'était un jeu d’enfant. Il avait rejoint sa chambre. C'est en la voyant partir au matin qu’il avait littéralement aperçu, reconnu sa chanson dans la brume : « And that was called love for the workers in song/Probably still is for those of them left/Ah but you got away, didn’t you babe/You just turned your back on the crowd/You got away, I never once heard you say/I need you, I don’t need you ». Au fond, cela valait bien tous les gamins du monde...
Intérieur nuit, en plein midi. Fin juillet 70, LA. Depuis trois mois qu’ils répètent dans son garage de Larkspur, elle se dit qu’elle n’a jamais eu de meilleur groupe que ce « Full Tilt Boogie Band », comme ils se baptiseront, et que cela fait du bien : la somme de ses deux expériences précédentes, moins la folie avant-gardiste du Big Brother et la surenchère du Kozmic Blues Band, ce qui n’est pas plus mal. Cette fois, elle y est arrivée, et savoure l’instant, la note, le son, et même le silence qui suit, en leur balançant que « s’ils la lâchent, elle les abat aussitôt ! », et ponctuant le tout du fameux rire en cascade, qu’on reconnaîtrait et entendrait presque à des kilomètres à la ronde. Janis se marre franchement et cela fait plaisir à voir, elle se ressemble à nouveau et on pourrait soudain parier sur elle, comme au début, la jouer gagnante aux prochains charts. En mai, elle reprend la route, le micro, et la fiole pour une tournée de deux mois : San Francisco, Louisville, en gilet brodé d’or, bas résille et plumes dans les cheveux, s’il vous plaît : tenue de soirée !

Mais l’événement est ce festival débridé qui traverse en train le Canada, de Toronto à Calgary et du 28 juin au 4 juillet, avec 150 artistes à bord, dont le Grateful Dead, The Band, Ten Years After, les Flying Burrito Brothers, Sha Na Na, et... Robert Charlebois !

Une gigantesque fête de huit jours, sans manger mais en buvant, sans dormir mais en s’allongeant autant que possible avec ces passagers en marche comme elle pour la grande aventure, leur Transamerica ou Pony Express, pour franchir leur mur du son et faire le plein de bonnes ondes, à transformer en musiques si affinités. Au programme, un concert par ville. C'est à qui emportera chaque soir le morceau, et elle n’est pas loin de le décrocher, comme le pompon volant de ses lointains manèges, au temps des carrousels. Mais ce n’est rien par rapport au succès qui l’attend à Honolulu – 7 000 personnes debout –, puis le 1er août au Forest Hill Stadium de New York – 12 000 spectateurs –, ni aux 18 000 fans en folie de l’Illinois et aux 20 000 du Peace Festival, au Shea Stadium, et enfin aux 30 000 du Harvard Stadium de Cambridge à Boston, le 12 : toute une ville debout à ses pieds! Comment pourrait-elle se douter que ce concert est son chant du cygne, son ultime rendez-vous avec le public? Qu’elle ne chantera plus sous ces étoiles, au moment où l’avenir lui tend les bras? Qu’elle vient de passer la fameuse « ligne d’Eddie », au-delà de laquelle on devient un souvenir, une épitaphe, un chanteur pour dictionnaire des noms propres, born-dead, 1943...? N’a-t-elle pas confié récemment son désir de voir publier l’histoire de sa vie, comme si elle était d’ores et déjà terminée? Le lendemain, mue par un étrange désir et comme pour boucler la boucle, clore le chapitre, elle retourne donc aux sources, à Port-Arthur pour assister à... une réunion d’anciens élèves, à l’occasion du 10e anniversaire de la promotion 1960 du lycée Thomas Jefferson, dont elle a fait partie. Dire que cela se passe mal est un euphémisme : posant pour la photo souvenir de groupe au milieu de ses ennemies d’enfance, camarades de classe devenues employées ou femmes au foyer, elle se montre plus provocante, insolente que jamais, tourne tout et tout le monde en dérision, et, pour achever le tableau, va littéralement insulter sa ville et même sa famille sur une télévision locale, comparant son Etat à la Louisiane voisine, qu’elle juge bien plus moderne et ouverte : l’injure suprême. Chauffée dès le matin au Bloody Mary puis à la tequila, elle ne fait pas de quartier, ni le détail, concluant qu’« une telle adolescence fait de vous une chanteuse de blues ». Et quand d’aventure on lui demande d’en pousser une pour calmer l’atmosphère, elle rétorque : « Vous plaisantez? On me paye 50 000 dollars pour faire ça ! » Cette fois elle a coupé le cordon, en même temps que l’arrivée d’air. Elle est en roue libre, comme dans cet album du grand Bob...

Entre-temps, elle a participé les 25 juin et 3 août à deux émissions du populaire « Dick Cavett Show », sur la chaîne ABC : sa dernière prestation officielle et pas forcément la meilleure, avant d’entrer en studio, pour n’en jamais ressortir. Ses adieux à l’objectif.

Dès la fin juillet, Janis Joplin s’est donc installée au Landmark Hotel d’Hollywood, chambre 105 au premier étage, pour enregistrer aux studios Sunset Sound proches ce qui deviendra l’album « Pearl », sous la houlette de Paul A. Rothchild, producteur des Doors, Crosby, Stills and Nash, Joni Mitchell, les Everly Brothers, Phil Ochs, etc. : une autorité en la matière. Dans le studio voisin se trame un autre disque phare : « Sweet Baby James », de James Taylor, qui y travaille avec la non moins grande Carole King et n’est pas non plus en reste côté dope : on est en bonne compagnie, d’autant plus que les deux premiers LP des Doors – autant dire les meilleurs – ont vu le jour ici. Light My Fire et The End, When The Music’s Over et People Are Strange viennent de là, de cette console et de ces micros, et il doit bien en rester quelque chose dans l’air, l’âme d’un frisson. Sentir planer sur elle l’ombre de Jim, qui se posa un jour sur son épaule, l’introduisit chez les poètes, la rassure et l’exalte. Elle n’est pas seule, doit faire mieux, écrire la suite de la légende, comme on signe le livre d’or d’un palace ou on paraphe un séquoia du jardin : « Ici j’ai gravé mon âme, en ce 3 octobre 70, et maintenant c’est à vous de jouer, de vous éclater... ».

En moins de temps qu’il ne faut pour les répéter, huit titres sont déjà en boîte, autant dire la totale, et de l’avis général, le disque, carrément dédié à sa passion des bars et de l’alcool – sur la pochette, elle doit initialement apparaître au recto et verso en train de servir à boire à ses musiciens ! – s’annonce comme son meilleur, avec des morceaux de choix : Cry Baby, Mercedes Benz, Me And Bobby McGee, de Kris Kristofferson, l’homme aux initiales qui traversera à son tour son cœur et son lit, sans qu’elle puisse cette fois le retenir : le seul qui lui ait finalement échappé, tout en lui restant fidèle. Un cas : un artiste, qui ne lui doit rien, et la paie en retour, J.J. sings K.K. Telle une Piaf pop, une Billie blanche ou une Judy blonde, elle a besoin de chaleur humaine, quelle qu’en soit la source, et aime comme toute interprète pure – à la fois sa faille et sa force – la brûlure des auteurs, leurs mains qui la façonnent, puisent ses émotions et font d’elle une chanson, la transforment en bon vieux blues au bout de leurs nuits blanches. Elle adore quand ils saisissent leur guitare et lui rendent son désir d’un couplet, un refrain qu’ils ne connaissaient pas une minute avant, qu’ils traduisent en notes leurs émois et qu’elle va ensuite raconter ça au monde entier, porter leur bonne parole ou leur poignée d’accords. C'est la seconde qu’elle préfère, où elle prend à son tour la mélodie en bouche et va la modeler, la développer, l’explorer. Le vrai secret de son métier et l’un des plus grands cadeaux de sa vie. Chanter, c’est-à-dire brûler.

L'album de sa consécration est désormais presque prêt, à deux chansons près. Dans ce genre d’entreprise, les idées de dernière minute sont souvent les meilleures, un peu comme on chercherait le « titre de l’œuvre » après l’avoir écrite. Bref, tout est là et il manque pourtant « quelque chose » pour souder le tout, une chanson-somme, pour ne pas dire testament. Son House Of The Rising Sun ou With A Little Help From My Friends, version seventies. C'est son ami, le songwriter Nick Gravenites (« Born In Chicago » pour le Paul Butterfield Blues Band, Electric Flag etc.) qui lui propose au dernier moment un morceau de sa composition au thème prophétique : Buried Alive In The Blues (« Ensevelie vivante dans le blues »). Rarement titre aura été autant écrit pour elle, du sur mesure et un terrifiant présent, qui sonne comme une épitaphe et deviendra son suaire professionnel. Elle doit en enregistrer les paroles début octobre, le temps de les finir et de peaufiner les rythmiques, tout ce qui fait pour elle une œuvre réussie : « Une chanson, c’est le rythme, c’est la batterie et la basse qui te bottent le cul »4.

Alors, Nick s’active à la tâche, refait, fouille la mélodie pour en tirer le meilleur, en atteindre le cœur. Encore deux séances, quasiment historiques tant sa formation musicale est vraiment la plus homogène et énergique qu’elle ait jamais eue, et cet album le plus personnel de tous : elle a cette fois-ci toutes les cartes en main, et la reine en prime. Elle y est, n’a en ce moment qu’un regret : sentir ces hommes qui glissent entre ses doigts comme du sable de Big Sur, ce bonheur qu’elle n’arrive pas à capturer ni apprivoiser, qu’elle effleure toujours en chambre et jamais plus d’une nuit, comme si elle était définitivement une femme de passe, de passage, celle qui ne dure pas. Une chanteuse en tournée des cœurs. Une traversière, flanquée d’un imposant tableau de chasse, digne d’un soir de Grammys : Hendrix, McDonald, Morrison, Kristofferson, Clapton, Cohen, qui dit mieux? Depuis quelques semaines, elle sent bien que ce Seth, un faux poète et vrai faussaire installé chez elle qui se fait passer pour un fils de financier alors qu’il est juste un enfant de la balle, est en train de la trahir, la tromper à domicile, avec ses propres amies, et elle le vit mal. Alors, elle remet ça, la sangle et tout le reste, replonge bientôt dans l’héroïne après trois mois d’abstinence, c’est-à-dire d’alcool, aux alentours du 11 septembre. Et puis, le 18, la mort de Jimi l’achève, même si elle feint de prendre la nouvelle avec humour : « Deux stars du rock ne peuvent décemment pas disparaître la même année... Je me demande ce qu’ils raconteront à mon sujet après ma mort. »
C'est curieusement le moment où elle modifie son testament, initialement rédigé en faveur de son seul frère et de sa copine Linda Gravenites, pour léguer la moitié de ses biens à ses parents, un quart à ce même frère Michael et le dernier quart à sa sœur Laura. Elle prévoit de laisser le contenu de sa maison de Lankspur à sa « colocataire féminine du moment » et met de côté 2 500 dollars en vue d’une fête à sa mémoire, une fois ses cendres réparties dans le Pacifique, au large de San Francisco. Presque un adieu. Enfin, dans le même temps et contre toute logique, elle s’enquiert des dispositions à prendre pour établir ses actes de mariage avec le dénommé Seth, auquel elle prévoit d’ailleurs de ne rien léguer dans le fameux testament ! A croire que l’effet conjugué du triptyque héroïne-dolophine-alcool qui l’amène à prendre ces décisions lui en fait aussi perdre les moyens, et surtout qu’elle ne sait plus où elle en est, et le sait. Rien qu’à la regarder, on devine qu’elle est retombée dans la nasse, à la masse, plus bas à chaque fois, et s’accroche désespérément aux parois.

Reste ce dernier blues à finir, cette prise de voix que tout le monde attend pour achever l’enregistrement, après avoir réussi trois jours avant l’immense Mercedes Benz, un morceau d’anthologie a cappella. L'enregistrement de la partie musicale a lieu au soir du 3 octobre : plus de 20 personnes sont là, dont le soulman Bobby Womack, auteur d’un des titres du disque, et comme elle ne pourra « poser » sa voix sur la bande que le lendemain, Janis enregistre ce samedi-là un... message d’anniversaire collectif pour son ami John Lennon, qui fête ses 30 ans le 9 octobre suivant : « Hello, John, this is Janis, etc. » A la fin, tout le studio reprend en chœur avec elle le traditionnel « Happy birthday » et retentit de son fameux rire sonore, sa griffe, son label.

Quand bien même elle ne se serait jamais présentée qu’on la reconnaîtrait : il n’y en a qu’une comme elle, à l’ouest du Texas. Lorsque l’ex-Beatle recevra la bande, c’est une morte qui lui parlera, une voix de l’au-delà. Le ciel ou l’enfer qui éclatera de rire dans ses baffles avec un ricanement sinistre et ces airs d’invitation au voyage qui flanquent le blues : frisson garanti à vie. Lui-même aura à peine le temps de fêter sa prochaine décennie : les horloges tournent vite dans ce métier.

Ce soir-là, elle écoute donc ses « rushes musicaux », différentes prises qui l’emballent : vivement demain qu’on en finisse, qu’elle casse la baraque. Et si c’était une face A, la chanson tant attendue qui vous fait fusionner avec les gens, vous ressemble tellement qu’elle parle aussi d’eux, à force de conviction? Une seconde, elle y croit, puis décide de téléphoner chez elle avant de rentrer à l’hôtel, sur le coup de minuit : pas de Seth à l’horizon, il a encore découché. Alors, elle se rend avec deux de ses musiciens dans un bar voisin, le Barney’s Beanery, fréquenté par le gotha rock de l’époque, les Alice Cooper, Jim Morrison ou même Leonard Cohen qui viennent sabler là une session ou se détendre au billard. Elle, ce sera comme d’habitude : vodka orange, tequila orange, blues orange, et ce besoin de leur dire qu’elle n’est plus rien sans eux, à la fois un cri d’amour et de désespoir. Une demi-heure après, ils se séparent dans le hall de l’hôtel Landsmark, au 7047 Franklin, Santa Monica, et chacun rejoint sa chambre. A peine a-t-elle atteint la sienne qu’elle rejoue sa petite infirmière, déploie son attirail infernal sur le lit, se pique vite fait, presque machinalement, comme on prendrait ses gouttes ou son calmant. Son médicament contre la vie. Là, c’est de la pure dynamite qu’elle vient de s’administrer. Et elle redescend en habit rouge de bohémienne qui lui va jusqu’aux pieds pour demander au veilleur de nuit, un certain George Sandoz, de lui faire de la monnaie de 10 dollars afin d’acheter un paquet de Marlboro au distributeur automatique voisin, dans le patio.
Manifestement, elle n’est pas pressée : la nuit est son royaume. Pendant une quinzaine de minutes, il parlent de la journée écoulée, de ce disque qui la ravit et des aléas de son métier, des clients de l’un et des fans de l’autre, puis elle se rend à la machine et remonte dans sa chambre. Elle pose le paquet de cigarettes sur sa table, en prend une, se déshabille, enfile une chemisette. Il est une heure quarante du matin, quasiment un début de journée pour elle, mais il faut se reposer si elle veut que sa voix se repose aussi, tutoie le bon Dieu tout à l’heure. Être au top demain, quand les guitares et claviers gronderont derrière elle et la feront à nouveau décoller vers le succès. Redevenir la Pearl qui va donner son nom à l’album et des ailes à toutes les filles de la beat generation, en leur montrant que « c’est possible », comme dirait Jerry Rubin. Elle soupire, se sent bien, aimerait discuter le coup, de tout et de rien, appeler quelqu’un, mais qui? Le syndrome de Marilyn. Elle n’a jamais su se coucher avant le lever du jour, surtout quand la journée qui précède a été bien remplie. Ensevelie dans le blues : il fallait y penser ! La clef est toujours au pied de la porte, la réponse dans la question et la solution dans le problème, comme on disait « là-bas » : il faut juste savoir sortir de soi pour l’apercevoir enfin, se voir avec les yeux de l’autre.
Désormais, elle sait qu’elle « tient » son prochain disque, et tout ce qui va avec.

Il est là, à trois pâtés de maisons, enfermé dans ses bandes et ses piles de cassettes : à portée de main, succès inclus. Elle le sent, en savoure déjà la sensation, le frisson des chansons dans sa gorge, avec une rare jouissance et l’éternel sentiment de désenchantement, de dépossession qui accompagne chaque fois l’aventure, ce post-partum tant redouté des artistes, qui est aussi le signe de l’œuvre achevée. Encore quelques mètres, juste quelques minutes de bande : un titre, un tout petit titre et le tour est joué. Demain sera un beau jour, un grand dimanche de sa vie : penser à fêter ça dignement avec les garçons, « après ». Soudain, c’est le court-circuit. Son crâne explose littéralement, elle se cabre, s’éclate, s’effondre d’un coup au pied du lit en heurtant au passage un meuble qui lui brise le nez. Pas le temps de comprendre, de réagir, tenir. Rien.

Allongée entre le lit et la table de nuit, elle ne bouge plus, ne respire plus, ne vit plus. Jamais elle n’a été aussi immobile, bouleversante, humaine, juste une femme qui gît, saigne sur la moquette, sa cigarette à la main et de la monnaie dans l’autre, les bas remontés sur son pyjama, le bras gauche transpercé par tous les serpents de Frisco. Elle est là, informe, anonyme, presque nue et absolument seule, comme écrasée par une force inconnue, le poids de son destin ou la loi des séries, au seul rendez-vous qui compte. Et puis, plus rien, que le petit mot fatidique tant redouté par ici, autant que jadis celui de « cancer » : overdose. La dose en plus, en trop. « On aurait dit qu’elle venait juste de s’écrouler, de faire une chute », déclarera le policier qui arriva en premier, quelque... 20 heures plus tard. Presque une journée.
Car alors que ses propres musiciens occupent les étages au-dessus, personne ne remarquera sa disparition de tout le dimanche. A dix-huit heures, tout le monde l’attend au studio, où l’on ne la voit pas venir, sans trop d’étonnement. Elle est connue pour ses humeurs, sa versatilité, alors on guette la porte en rongeant son frein. A 19 h 30, Seth essaie de la joindre, pour qu’elle passe le chercher en voiture à l’aéroport, et, en, désespoir de cause, se tourne vers son manager, John Cooke, qui réside chambre 223, dans le même hôtel, et se prépare à regagner à son tour le studio. Persuadé qu’elle est déjà en route et flanqué de deux roadies, il découvre avec surprise sa Porsche fleurie sur le parking du Landsmark, et s’aperçoit alors que les rideaux du premier sont toujours tirés, et qu’elle n’a pas rendu sa clef au concierge. Il en réclame immédiatement un double, monte et découvre la vérité : Janis est morte depuis plus d’une demi-journée, sous ses pas, et personne n’a rien vu venir, soupçonné, tellement cela allait de soi. Aucun artiste pop n’avait écrit, ourdi son destin à ce point, la question étant plus de savoir « quand » et « où » que « comment ».

Aussitôt on prévient le conseiller juridique, le manager – Albert Grossman –, un médecin, les studios – Paul Rothchild –, la police, etc. C'est à 21 h 10 que le sergent Sanchez constate le décès. Autour d’elle, pas de traces de drogue, mais les incontournables leurres, un triptyque infernal vin-tequila-vodka, plus des capsules de Dalmane. Sur elle, 94,70 dollars, deux bracelets pour cheville, une boucle d’oreille dorée, un collier rouge, une clef et un portefeuille : l’inventaire d’une seconde. A la morgue, on la dépose dans le tiroir n° 9, avec les habituelles constatations : 27 ans, 61 kg, 1,67 m, soit deux centimètres de plus que sa taille réelle : un corps froid parmi la fournée quotidienne, un peu plus blond ou négligé, dont on ne sait déjà plus s’il pianotait ou tapait à la machine, des traits froissés au passé. Le lendemain, une investigation plus poussée menée par le coroner en chef Thomas Noguchi, médecin légiste de Marilyn, Ted Kennedy, etc., mettra en évidence des sachets rouges d’héroïne, d’autres de marijuana, des seringues, des tablettes de médicaments, un kit complet de toxico avec coton ensanglanté, sangles et cuiller souillée : la totale, la panoplie du parfait popsinger. L'autopsie établit que la quantité d’héroïne ingurgitée cette nuit-là n’était pas énorme, mais dix fois plus pure que les produits habituellement vendus sur le marché : le chimiste était en vacances ce week-end. Qu’elle avait succombé, par-delà la congestion officielle des procès-verbaux, à son cocktail favori tequila-Valium-héro5.

Elle était en fait morte par surprise – « Une fusée détruite en plein vol », selon Jerry Garcia du Grateful Dead –, si l’on peut dire à propos de quelqu’un qui avait tant joué avec le feu, venait de rédiger son testament et déclarait les derniers temps à un journaliste : « Je ne durerai peut-être pas aussi longtemps que d’autres chanteurs, mais je pense qu’on peut se détruire aujourd’hui en s’en faisant pour demain. »

Après la cérémonie au Memorial Park de Westwood Village, et la dispersion de ses cendres sur le Pacifique, une fête fut donnée en son souvenir le lundi 26 au Lim’s Share, un club de San Anselmo. Le carton d’invitation à la « death party » stipulait : « Drinks are on Pearl » (« Les boissons sont pour Pearl »). Elle avait toujours eu l’humour noir.

Sitôt le drame annoncé, tout le monde s’était réuni au studio pour écouter religieusement l’album final. Il fut alors décidé d’y conserver la musique de la chanson inachevée, « Ensevelie vivante dans le blues », où son silence devenait soudain assourdissant. On y attendait en vain sa voix durant les 2 minutes 29 du titre et on avait paradoxalement l’impression de l’avoir entendue à la fin, comme s’il n’y avait eu plus qu’elle en studio et qu’elle fût tapie au coin du pont, du refrain, à guetter l’auditeur avec son sourire des bons jours, ses mines espiègles.

Sorti en février 1972, l’album désormais intitulé « Pearl » et composé de onze titres, dont l’instrumental et l’impressionnante version de Mercedes Benz, aussi courte qu’efficace, resta neuf semaines en tête des charts. Et il lui valut, à l’instar de son idole Otis Redding avec son tube posthume (Sitting On) The Dock Of The Bay, le premier n° 1 au Billboard de sa vie et un standard aux multiples reprises : « Me and Bobby McGee », de son frère de cœur Kris Kristofferson : « Busted flat in Baton Rouge, waiting for a train/And I’s feelin’ nearly as faded as my jeans/Bobby thumbed a diesel down just before it rained/It rode us all the way in to New Orleans/Freedom’s just another word for nothing left to lose/Nothing, that’s all that Bobby left me, yeah/Feelin’ good was easy, Lord, Bobby he sang the blues/I said feeling good was good enough for me and my Bobby McGee... ».

Bingo ! Pour une fois, un homme de sa vie avait tenu parole, en la lui donnant pour longtemps. Kris le taciturne, le beau ténébreux du Texas, un ancien boxeur et pilote de l’US Air Force devenu chanteur et acteur, lui avait rendu la monnaie de sa pièce. Elle avait toujours été une bonne muse, qui savait choisir ses Pygmalion comme ses chansons, qui était la vie même en amour, et un sacré numéro. C'est le reste qui était plus compliqué... Le reste. Et ses meilleurs souvenirs d’amants étaient souvent des faces B, comme d’autres gardent une photo sépia à la place du cœur. Mais le cow-boy aux standards fit plus, en lui consacrant l’année suivante une chanson entière, « Epitaph » qui interpellait tous ceux qui l’avait conduite à cette extrémité et se partageaient aujourd’hui les restes de la somptueuse Larkspur : « Il est trop tard pour l’aimer et la laisser toute seule »6.

Sur les hauteurs de Frisco, chacun voulait désormais son éclat de perle, sa part de la maison des bois, achetée juste un an plus tôt pour abriter ses amants, ses chiens, ses guitares et ses tableaux, et puis son secret, le poids de ce métier qui écraserait les meilleures épaules. Elle avait toujours prédit qu’elle « aurait une demeure à flanc de colline et deux gamins », mais n’avait pas eu la force de grimper si haut, de se faire une vraie famille si tant est que la sienne en fût une, de se muer en mère et tout ça, car le bonheur des autres la dépassait. C'était, selon son propre père à l’époque, une « femme bien plus seule qu’on ne le pensait », et sûrement plus qu’elle ne le croyait également : les téléphones muets vous révèlent ça, à certaines heures de la vie. Qui confiait elle-même « faire l’amour avec 25 000 personnes sur scène et rentrer après chez elle, seule ». Qui est tombée un jour de cette marche, toujours plus haute qu’on ne croit, qui sépare la scène de la vie, lorsqu’on s’en retourne après minuit à la racine des choses, qu’on doit endosser une fois encore son vrai blues et son histoire d’avant, rentrer dans sa peau jusqu’à la prochaine fois...

Un mois avant sa disparition, elle avait visité la tombe de son idole, Bessie Smith, disparue prématurément et à laquelle elle avait offert l’épitaphe suivante, sur la stèle demeurée jusque-là anonyme :
« LA PLUS GRANDE CHANTEUSE DE BLUES AU MONDE NE CESSERA JAMAIS DE CHANTER. BESSIE SMITH 1895-1937 ».
Comme toujours dans ces métiers, la vie n’était jamais qu’une affaire de repérages.

1 Janis Joplin, par Jean-Yves Reuzeau (Folio biographies, 2007).
Alain..

Site sur le son et l' enregistrement de Claude Gendre http://claude.gendre.free.fr/
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