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20-Les disparus "Otis REDDING "

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hencot
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20-Les disparus "Otis REDDING "

Message par hencot »

OTIS ON THE AIR
ou Le sprinter du blues

Lorsque, au lendemain de son accident, on remonta, avec un treuil, le corps d’Otis Redding de sa dernière demeure, un lac gelé du Wisconsin nommé Monona qui aurait pu le conserver mille ans, le chanteur apparut devant les objectifs tel qu’il avait toujours été : élancé, costaud, jeune, et désormais inerte, vidé de ce feu intérieur qui avait déjà brûlé toutes les planches. Eteint. Et cela faisait drôle, de le voir ainsi sans bouger pour la première fois, suspendu au-dessus du ponton comme dans le temps, transporté manu militari dans la légende à la suite d’un banal problème de moteur ou de météo. Stoppé net dans son vol, qui promettait d’aller haut et de briller encore plus fort.
Depuis toujours, c’est-à-dire une poignée d’années, on l’avait vu remuer, pulser, menacer quasiment le roi, James Brown, sur son propre terrain qui était la scène, en expédiant des versions incendiaires de hits comme Shake, I Can’t Turn You Loose, Mister Pitiful, Respect, Hard To Handle, Satisfaction, Day Tripper, Security, qu’il interprétait un peu comme on court un cent mètres : en piétinant, soufflant, éructant, dans un jeu de scène qui n’avait alors pas d’égal et faisait corps avec sa voix. A fond la caisse, comme si chaque chanson était la dernière et chaque couplet une course contre la montre, au point qu’il pouvait même accélérer le tempo d’un morceau en cours de route, le commencer en ballade et le finir en rock, ou en doubler le rythme d’un soir à l’autre, jusqu’à le rendre méconnaissable. Se l’approprier carrément. Certains ne lui attribuaient-ils pas totalement l’hymne des Stones, tant il prenait à cœur ses fameux « Get no » devenus chez lui un gimmick vocal ?
Sans savoir pourquoi, Otis était pressé, speed, comme s’il avait eu la police ou la mort aux trousses, un train pour un gala à prendre ou simplement une immense fringale de réussir : « Je veux être une star et faire un tube », confiait-il sans ambages en 1965, et il fallait le voir converser, dialoguer, littéralement jouer avec les instruments – et notamment sa section rythmique de cuivres – pour savoir s’il était en forme, et surtout guetter son pied droit, en studio comme en scène, pour connaître sa courbe de fièvre. C'est à lui qu’on voyait s’il allait casser la baraque, faire sauter le potentiomètre, et quand il commençait à se tenir sur une jambe et à tourner sur place, à faire sa danseuse, c’est qu’il avait décidé de doubler le « godfather du rock » et d’en remontrer à ces Sam and Dave qui l’avaient précédé en américaine et lui avaient chauffé la salle. « Gotta gotta gotta... ». Il n’avait pas le temps, et gardait toujours en tête la voix – sa préférée – de Sam Cooke, disparu trois ans auparavant à 34 ans, qui lui soufflait : « Vas-y, petit, chante, fonce, comme si ça devait s’arrêter à la minute d’après : tu ne sais pas ce qui t’attend au bout du couloir ». Il fallait écouter les conseils des chansons : Que sera, Heaven Knows, You Never Can Tell, etc. Elles ne mentaient jamais, quand elles étaient bien faites. Et les siennes disaient sa vérité : life is a short story. Et dans sa carrière aussi, tout était allé très vite. Trop.
Otis vénérait donc Sam, le baladin de la soul, et la mort subite de ce dernier lui était tombée dessus comme un avertissement : abattu comme un chien dans un motel, en pleine nuit de trois balles dans le buffet, à la suite d’une affaire de cœur ou de cul, et achevé à même le sol à coups de tisonnier, alors qu’il rampait pour appeler à l’aide. La fille était blanche et Cooke était noir, comme d’ailleurs la patronne du motel, qui tenait le pistolet : cela faisait réfléchir, pour un type dont les principaux succès s’appelaient Wonderful World et A Change Is Gonna Come. Deux titres qu’Otis avait d’ailleurs repris, parmi d’autres chansons de Butler, Burke, Robinson et consorts : les classiques maison. Mais Cooke avait le charisme, ce charme romantique et un peu dandy qui lui ferait toujours défaut et le sourire glamour qui allait avec, ce côté Sidney Poitier des platines qui n’était pas son fort et vous tournait la tête en quarante-cinq tours.
Lui était plutôt du genre costaud, presque rustaud, à avaler des Wimpy, user des désodorisants forts et refuser de se défriser, quitte à porter de la soie et du mohair vert pour faire passer le tout, plus barbecue que cocktail, salami et crackers que petits-fours : nature. Un fils de la Géorgie, de cette bonne vieille Macon qui avait aussi vu grandir le Petit Richard et Mister Dynamite, dix ans avant, et vous fabriquait des stars comme d’autres des limousines, au kilomètre. Mais aussi un bon époux et un père de famille, qui s’était rangé tout de suite des voitures, marié à 20 ans à une fille de 15, qui chantait dur pour gagner sa vie, et ne risquait pas de finir à poil dans la nuit à courser une nymphette, comme son idole : pas le genre de la maison. Cooke avait fait ce que personne n’aurait osé faire, à part peut-être Chuck Berry, emprisonné naguère pour détournement, ou Mr J.B.’s, qui relevait les compteurs en scène et donnait des amendes à ses musiciens et choristes au moindre retard, et il le fascinait aussi pour ça, son culot monstre face au destin et sa sortie splendide à la Mohamed Ali. Amen !
La scène se passait à Watts, le 11 décembre 64, et la fille s’appelait Elisa Boyer. Impossible d’oublier ces détonations-là, à des miles et des mois de distance, car elles avaient tué le rêve de millions d’Afro-Américains, une sorte de compromis entre Nat et Ray, ouvert aussi les portes au jeune Marvin. Ces trois balles dans la nuit, dont Solomon Burke lui parlait volontiers puisqu’il était le dernier à avoir vu le chanteur vivant, avaient touché Otis en plein cœur et continuaient de le blesser, le déchirer, lorsqu’il rencontra à son tour le destin, trois ans après jour pour jour, et n’en revint pas, à l’âge où l’on se prépare à décoller. Cooke, c’était sa vie, sa coke, l’âme de ses ballades, tout comme Little Richard, cet autre enfant du pays, était la voix de ses tripes, sa part de rythme. Ses pères spirituels, des boxeurs du micro. Il les avait successivement imités, copiés, repris, dépassés.
Avec l’un, le Petit Richard, il avait appris ce rock des Noirs qu’on appelait déjà R&B et le goût des onomatopées, écrit Shout bamalama pour égaler son Bama loo, et même fait sa première partie, comme plus tard un certain Hendrix l’accompagnerait à la guitare : le lascar avait du flair. Avec l’autre, il avait acquis le swing et le velours, l’art de s’approprier les standards et même d’en faire : les violons en stéréo, qu’il remplaça par des sections de cuivre et autres cordes électriques, en attendant les chœurs devenus la spécialité de Marvin. Et avec Ray Charles, l’art des affaires, qui permettait de vivre des deux autres et de prouver que l’argent n’avait pas plus de couleur que d’odeur. Et tout cela en cinq ans, quatre albums et des centaines de galas, où il n’arrêtait pas de piétiner d’impatience au micro et de battre des records de vitesse musicale, comme s’il courait contre son propre groupe. Otis faisait des kilomètres en concert, s’échauffait, s’enflammait, et éructait autant qu’il renâclait, à la manière de son cheval bai : « Gotta gotta gotta.... », « My my my... », « Fa fa fa fa fa », « Hit me », sur fond de ponts de cuivres et riffs de guitare, hérités du jazz et du rock. Il avait le feu, la main, et une sacrée suite dans les idées.
Le but était simple : passer des hit-parades noirs aux charts blancs, du rhythm’n’blues à la pop, des milliers aux millions d’exemplaires. Elvis n’avait-il pas détourné en son temps le patrimoine noir à l’usage des Blancs? Il ferait l’inverse, serait le deuxième rocker noir après le petit Penniman, « mister Awobopalubopalopbamboom », qui faisait d’ailleurs malgré son pseudonyme un bon mètre quatre-vingts. Et prolongerait Cooke, auquel il empruntait chaque soir son célèbre Shake, en plus nerveux : ce mot-là faisait merveille sur les platines, était amoureux des pick-up et des transistors. Comme Sam, Otis excellait dans les ballades, les reprises de soul, mais sa passion était donc le rhythm’n’blues, dont il était devenu en trois ans la figure emblématique, face à une autre star montante de la même firme Atlantic, le bouillant Wilson Pickett. Né la même année que lui, en 1941, ce dernier travaillait avec le même guitariste-compositeur, Steve Cropper, et lui disputait les mêmes places dans les charts, avec ses hits In The Midnight Hour, classé en 1966, Land of 1 000 dances, Mustang Sally, etc.
C'était là, dans le studio Stax de Memphis, au 926 East McLemore, sur Beale street, que les deux se relayaient pour immortaliser leurs thèmes, sur fond de cuivres chauffés à blanc, que Respect répondait à Funky Broadway, que Percy Sledge venait de pondre le premier numéro un de la musique black au classement pop, c’est-à-dire blanc, When A Man Loves A Woman. Et que les 6 et 7 décembre 1967, soit trois jours avant sa mort, Otis enregistrait ce qui s’avérerait son testament phonographique : un morceau de trois minutes trente intitulé (Sitting On) The Dock Of The Bay, devenu un mois après son seul numéro un et un disque vendu à un million d’exemplaires. Ses derniers mots d’artiste, prémonitoires puisqu’il avait fini dans une sorte de baie, un énorme trou d’eau digne de celui de sa chanson, et hissé par un remorqueur, au-dessus d’un dock de fortune.
C'était là aussi que la nouvelle vague noire – ce qu’on aurait pu qualifier de « black rock » – succédait au vieux rock des années Chess et faisait la nique à la pop variétisée de la Tamla Motown de Berry Gordy, à William « Smokey » Robinson et « Little Stevie Wonder », à tous les girl’s groups et autres boy’s bands de l’époque, des Miracles aux Supremes en passant par les Four Tops qui scandaient chaque mot sur un son de caisse claire et enrobaient le tout de chœurs acidulés. The White black sound, comme on disait, où l’on avait remplacé ad lib le poing par un sourire. Toute une page d’histoire de la musique populaire américaine d’après-guerre se jouait ici, face à l’avènement du rock psychédélique et de la flower generation, et Otis en était le pivot, le leader, l’âme de Memphis contre celle de Détroit, le fils de l’Apollo et du Whisky A Go Go. C'est dire si un destin exceptionnel l’attendait : il avait non seulement tout le marché « noir » au bout des doigts, adoubé par Aretha (qui reprit son Respect et allait enregistrer un duo avec lui au moment de sa mort) et admiré par Ella, mais aussi tout ce public hippie, beatnik en mal d’identité et d’égalité, en quête de « paix et d’amour » qui portait le deuil d’un Kennedy, soutenait Martin Luther King, et n’était pas au bout de ses épreuves.
Et il voyait pousser autour de lui toute une génération de jeunes « frères » aux cheveux hirsutes, à la mode africaine, qui grimpaient déjà au rideau rouge et en redemandaient : Arthur Conley, Sly Stone, Joe Tex, Al Green, Lionel Richie, Richie Havens, Billy Preston, Lou Rawls, son copain Isaac Hayes, et bien sûr Jimi, le mangeur de guitares. Tous, ils y allaient de leur cri primal, leur boule de rage, leur poignée d’amour, et en face, il n’y avait guère que l’autre Jim, Morrison, également distribué par Atlantic Records, pour leur tenir la dragée haute avec son blues blanc, et puis, bien sûr, le déjà classique Van Morrison qui n’en finirait jamais d’appeler et épeler sa Gloria à la veillée. G.L.O.R.I.A. Autant dire que la voie était libre, puisque Burdon battait en retraite et que Cocker n’était pas encore là. Le seul à reprendre ses titres était encore... le Gallois Tom Jones, un paradoxe, et il lui préparait le terrain ! C'est dire s’il était né au bon moment et au bon endroit, sous la bonne étoile. S'il avait de la chance de connaître le gars dans sa glace.
Cinq ans. Il s’était imposé en cinq ans, entre sa première version de These Arms Of Mine, enregistrée en fin de session de son chef d’orchestre d’alors, le bluesman Johnny Jenkins, en 1962, alors qu’il leur restait à peine vingt minutes sur trois heures de séance, et ce Quai de la baie posthume. Et entre-temps, il n’avait pas arrêté de monter, progresser, avec son orchestre, Booker T. and the M.G.’s, mené par le clavier Booker T. Jones et le guitariste Steve Crooper : premiers groupes express (Upsetters, Pinetoppers, Shooters), un album par an, un concert par soir ou presque, du Whisky A Go Go aux routes d’Europe, Finsbury, Orchid Ballroom, Astoria, Olympia de Paris en 1966, le festival de Monterey en juin 67, et puis tous ces albums, The Soul Album, Otis Blue : Otis Redding Sings Soul, The Dictionary Of Soul, enregistrés souvent en... 48 heures, à cinq titres par jour sur un deux-pistes ! Les chansons venaient d’un coup, lui tombaient du ciel, en voiture ou en coulisses, pêchées en une demi-heure et aussitôt mises en boîte, et il se revoyait écrire lors d’une nuit chaude dans un hôtel à Buffalo I’ve Been Loving You Too Long avec Jerry Butler, cependant que, pas loin de là, Sam Moore décrochait le plus grand titre de sa vie en hurlant depuis les toilettes à l’intention de ses collègues musiciens : Hold on, I’m coming (Attendez-moi, j’arrive !) ! Sic.
C'était un temps béni, sans états d’âme ni questions, où l’on chantait littéralement ce que Dieu vous dictait, si possible avec des mots qui le louaient, puisque tout le monde avait plus ou moins commencé dans le gospel, et où l’on faisait la fête après le spectacle, c’est-à-dire après la fête! Et Otis, fils de pasteur comme tous ses concurrents, cueillait, amassait et remerciait, car il était très bien élevé. A Bob Dylan, son autre idole du moment avec les incontournables Beatles, qui lui avait interprété peu de temps avant l’accident sa nouvelle création Just Like A Woman, il avait même promis de l’enregistrer à son tour, le plus tôt possible, et avait demandé des titres... sans trop de paroles, histoire de laisser de la place aux gestes ! Ses chansons étaient physiques, animales, vécues : des cris du cœur qui allaient au cœur, il ne fallait pas chercher le secret plus loin. Restait à franchir l’ultime étape, qui l’introniserait, le ferait entrer définitivement dans la cour des grands, entre R comme Robinson et T comme Tex : cette étape porterait le nom d’un grand champ de luzerne, noir de monde, au sud de San Francisco, et inaugurerait le temps des immenses festivals pop, avant Woodstock et White.
De toute évidence, Monterey avait été le seuil, le virage, la consécration de sa courte carrière : programmé entre les Byrds, les Mamas et Papas, Janis Joplin et les Who, avant le Grateful Dead et Electric Flag, il était entré en scène comme un dieu, en pull roulé noir et costume de mohair vert qui en outre brillait, leur avait balancé d’entrée de jeu son fameux Shake emprunté à Sam, comme on lance un uppercut, avait enchaîné avec Respect, puis les avait emballés avec I’ve Been Loving You Too Long, et achevés avec l’incontournable Satisfaction. 20 minutes de concert non-stop, sans un souffle d’air ni une seconde de pause, un marathon de notes et de mots dégoulinants de feeling et de swing qui avaient tétanisé le public et changé la face de son histoire, puisqu’il y était arrivé vedette et en était ressorti star, et qui lui avaient... cassé la voix, qu’il ne ménageait pas depuis ses dix ans de tournées. Le verdict était sans appel : des polypes menaçants, qu’il fallait opérer d’urgence, et qui le contraignirent à six semaines de convalescence, de silence et de retraite forcés, dans son fameux « Big O Ranch », qu’il appelait sa « ferme », près de Macon.
Là, au milieu de ses 160 hectares verdoyants, peuplés de vaches, de moutons et d’alezans, où il aimait chasser le gibier à cheval, courir avec ses chiens et s’asseoir au pied de sa piscine ronde, à l’ombre d’un saule qui semblait protéger toute la vallée, il avait récupéré lentement, en piétinant ses airs pour ne pas changer, mais seulement à la guitare, quasiment en piaffant, s’était refait une voix comme on prend son deuxième souffle, ou attaque un deuxième tour de piste. Il avait pris la mesure des choses, savait qu’il jouait sa carrière, donc sa vie. Toutes les conditions étaient désormais réunies pour qu’il explose, emporte le morceau et le garde longtemps : il était « le successeur », l’héritier naturel de James – en moins communautaire – et de Sam – en moins consensuel –, il était Otis Redding, et cela sonnait de mieux en mieux, sur les affiches et dans sa bouche, dans les yeux des fans et à l’entrée des théâtres : here’s, ladies and gentlemen, Mr O-tis Red-ding ! C'était lui, son tour, et il ne le laisserait pas passer. Dix ans d’expérience en 27 ans d’existence : une bonne balance, et le meilleur retour qu’un musicien puisse attendre de la vie.
Et il avait fêté en août sa guérison, avec une voix toute neuve et un moral d’acier, en donnant chez lui une fête où tout le métier, c’est-à-dire toute la Stax (fusion de Stewart et Axton, les fondateurs de son label), avait été convié autour d’un barbecue géant, au soleil brûlant de Géorgie. D’Aretha à Isaac Hayes, d’Albert King aux Staple Singers et aux incontournables Bar-Kays, musiciens maison, tout le monde était là, autour de ses collègues et associés, chanteurs, producteurs, managers : Jerry Wexler, Phil Walden, son manager, Jim Stewart, Nesuhi Ertegun, Steve Crooper, Booker T., Smokey Robinson, Arthur Conley, Sam and Dave, Jerry Butler, Jackie Wilson, Carla et Rufus Thomas, et des tas d’inconnus qui ne juraient que par lui et lui élevaient des statues avec les yeux. Otisland, en quelque sorte, comme il y avait l’autre, l’état de Grace, mais sans la morgue et les enluminures du King, sans rouler des caisses ou des mécaniques : il laissait ça au Godfather. Juste un gars du pays qui avait réussi et recevait ses copains, qu’ils aient eux-mêmes réussi ou non, avec sa femme Zelma et ses trois enfants, qui voulait rendre la monnaie de son bonheur. Un type capable de vous laisser parler, même quand il a quelque chose à vous dire, et de vous refaire un vieux standard qui l’ennuie si vous le lui demandez à plus d’heure.
C'était un beau jour d’un bel été, un parfait dimanche américain sudiste, le ciel était de la fête, avec un bleu cru de carte postale, on apercevait des gosses et des chiens à perte de vue, des petits orchestres improvisés se formaient aux quatre coins des champs et commençaient d’enchanter le soir, la musique se mariait aux rires, tout le monde plaisantait, chauffait, racontait sa vie, qui devenait passionnante après un dernier verre. Et le clan des Bar-Kays faisait le plein de plans sur la comète, autour de Booker T. et Steve, qui voyaient toutes leurs mélodies grimper comme des flèches au hit-parade et rejaillir triomphalement des radios : à peine touchaient-ils leurs cordes ou leur clavier qu’il en surgissait un succès, à croire que leurs instruments étaient en or et que Dieu avait fait des petits à l’intérieur! Et fort de ces bonnes ondes et de sa nouvelle voix, Otis n’avait plus qu’une idée en tête : rechanter, encore et toujours, n’importe quoi mais vite, à commencer par tous ces titres qu’il avait mis en boîte depuis trois ans, commencés et parfois terminés, mais pas bien enregistrés en raison justement de sa voix cassée, usée. Dès que possible, il allait les reprendre, les graver tous d’affilée, et les entendre comme pour la première fois, des chansons toutes neuves qui n’attendaient plus que lui et allaient faire parler d’elles, mettre le feu aux radios et aux charts, envahir le pays et pourquoi pas le monde.
Sa découverte de l’Angleterre, lors de deux tournées en 1966 et 67, avait été une véritable révélation comme pour beaucoup de ses confrères, et après son passage à l’émission Ready Steady Go, il y avait été élu « musicien de l’année » par les lecteurs du Melody Maker et avait même battu Elvis Presley au hit-parade ! Devant Elvis, lui ! Ça l’avait galvanisé, et en mars et mai dernier, il y avait fait un tel malheur qu’il en avait fait sa seconde terre d’élection, et s’y réjouissait de tout, les gens, les coutumes, les artistes, le métier, sauf de la cuisine. Là-bas, il se sentait compris, aimé, reconnu, et il n’avait plus qu’une idée : y retourner le plus tôt possible, pour retrouver ce public qui les traitait comme des dieux, les couvrait d’autographes et leur soufflait leurs chansons avant même qu’ils n’aient ouvert la bouche. Un pays de rêve : les gens chantaient à ta place, et en les laissant un peu faire, ils t’auraient même envoyé tes futurs tubes!
Alors, comme mû par un instinct, il s’était mis dès la mi-novembre à réenregistrer ses titres inachevés, plus de trente au total, soit l’équivalent de trois albums qui, par une singulière ironie du sort, paraîtraient tous après son départ, au rythme d’un par an, comme s’il avait continué de vivre, c’est-à-dire de travailler. Presque une prescience. Trois disques en trois semaines, sans sortir ni voir le jour – à part ses virées au « soulfood » voisin, le « Fourways » – qu’il enregistra vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec des musiciens qui tenaient aux amphétamines et ne distinguaient plus le jour de la nuit quand d’aventure ils rentraient chez eux : un tour de force et un coup de folie, qui ne pouvait se comprendre qu’après coup. Il y avait là des brouillons, des démos, des départs et des chutes de morceaux, des instrumentaux sans paroles et des paroles sans mélodie, tout ce qu’un musicien peut trouver dans ses tiroirs lorsqu’il n’est jamais chez lui et s’avise de les ouvrir après des années de route, une vraie caverne d’Ali Baba. Et il était d’autant plus pressé d’en finir qu’il s’était fixé une dead line, devait impérativement terminer ses prises avant le 8 décembre au matin, date de son départ.
Il allait en effet enchaîner avec une tournée marathon de trois jours, le week-end du 8 au 10 décembre 1967 : direction Nashville, Cleveland et Madison, dans le Wisconsin, puis retour à Memphis et à Macon, au plancher des vaches. Le genre de virée promo qui te barbe au départ, te ravit ensuite, et te comble lorsque tu rentres chez toi avec quelques centaines de souvenirs et des kilomètres de frissons en plus, tout étonné d’avoir pu raconter et chanter autant de choses, serrer tant de mains et croiser autant de visages en aussi peu de temps. D’avoir vécu ta vie à 100 %, la vraie, quand tu es dans la peau de l’« autre » et que plus rien ne t’est interdit, que tu te défonces et te dépasses, te démultiplies. Avec lui, tout se décomptait ainsi, et il aurait pu sans problème figurer dans le Livre Guinness des Records, à la catégorie « chanson sportive », bien qu’il fût quasiment le seul de son style à ne pas avoir été d’abord boxeur : plus prosaïquement, il avait été comme tout le monde pompiste, foreur, livreur... Et aujourd’hui VRP de ses œuvres avec un parcours fléché qui le brinquebalait de plateau TV en podium radio, son meilleur sourire en bandoulière. Une galère nécessaire, et l’autre côté de son job.
Heureusement, les émissions et les shows se déroulaient en direct et en public, tout ce qu’il aimait. Il n’était jamais aussi convaincant qu’en live, parce que cela lui procurait le bon frisson et le rendait encore meilleur, à la fois chaleureux et prédateur, les caméras et les projecteurs lui ayant toujours donné une faim de loup. C'était comme ça. Et en plus, il appréciait Don Webster, l’un des présentateurs prévus, et voyageait avec ses proches collaborateurs, dans son avion privé, un bimoteur Beechcraft 18, qu’il n’avait hélas pas le droit de piloter, ne disposant pas encore de son brevet. Il se promettait d’ailleurs de le passer bientôt, malgré les mises en garde répétées d’Isaac Hayes et de James Brown, qui, en parrain avisé, en était déjà au jet privé et savait ce qu’il en était de vouloir tout faire à bord : pas bon pour la carrière.
Redding avait donc engagé un pilote, nommé Richard Frazer, et emmené avec lui son jeune « valet » de 17 ans, Matthew Kelly, et quatre membres des fameux Bar-Kays, guitare, clavier, sax, batteur, dont un tout nouveau venu, le trompettiste Ben Cauley, qui inaugurait ainsi leur collaboration et n’était pas près de l’oublier. D’autres, comme Hayes, avaient bien failli être des leurs, mais avaient étés retenus par un concert de Sam and Dave, artistes maison (Stax) qui se produisaient le lendemain à Memphis et qu’il fallait soutenir. La formation réduite – Redding tournait en général avec 8 à 10 musiciens – avait donc décollé dans la meilleure ambiance, sachant qu’il y aurait plus d’heures de blues que de sommeil au programme, et que les groupies du nord Tennessee ne devaient pas avoir grand-chose à envier à celles du sud. Otis, lui, était encore dans ses bandes, ses kilomètres et kilogrammes de démos, qui l’avaient renvoyé tout droit dans son récent passé et lui donnaient des tonnes d’idées d’arrangements, de gimmicks, de mélodies et même d’albums entiers à venir : il entrevoyait d’un coup ses dix prochaines années, une suite de disques à faire, avec une foule de concepts et d’expériences à tenter. Il s’y voyait, s’y projetait, s’y éclatait déjà, avec des orgues Hammond plein la tête et des riffs de Fender Stratocaster, version Cropper, les meilleurs du comté. A tous, les Beatles avaient montré la voie, avec leurs albums phares, et maintenant Hendrix et Morrison, qui prouvaient que tout était possible, des titres de huit minutes et des remixes aventureux. Il n’avait pas le droit de rester sur place : toujours avancer, piétiner, chercher. Progresser.
C'était donc presque sans y penser qu’il avait entrepris ce circuit express, obligé, et regardait disparaître par le hublot le sol si cher de ce bon vieux Memphis, dont la fameuse Pyramide sombre rapetissait derrière eux à vue d’œil, entre le Théâtre Capitol et l’hôtel Peabody, voisin de la Stax. Bientôt, il le savait, son passé et toutes ses salles d’attente de la gloire ne seraient plus qu’un souvenir, tant un grand avenir l’attendait : il en avait pris conscience à Londres, à Finsbury Park, face à des milliers de fans scandant son nom comme un sésame, avec un accent à couper au couteau : O-tis, O-tis ! Bis ! La France aussi avait remis ça en tapant des pieds, à en faire vibrer les balcons, lorsqu’il était venu faire un rappel à l’Olympia, en chœur avec toute la troupe : Carla Thomas, Arthur Conley, Eddie Floyd, Sam and Dave, que demander de plus au ciel?! Les gens vous remerciaient d’être heureux ! Cela faisait un effet incroyable, une sensation inconnue et douce comme une pluie de fleurs, le genre de pied qu’on doit prendre en débarquant au paradis et en s’apercevant qu’ici aussi, il y a un piano et de bonnes bouteilles, et que la patronne aime le boogie. Après, il y aurait le Japon, l’Afrique, l’Amérique du Sud, le monde. Tin Pan Alley et Hollywood, les Emmys et les Grammys, the good life. Mieux qu’un arc-en-ciel : toute une vie à gagner, et tant de chansons à y graver, des petits rêves de trois minutes qui pouvaient en plus vous décrocher la lune : hey man ! It’s good to be the singer...
Il avait donc commencé par Nashville, première halte du trajet et une visite en voisin, et rempli son contrat – chansons-interviews-photos-autographes-sourire, cut. Puis il avait rejoint Cleveland où il participait à l’émission « Upbeat », présentée par le fameux Don Webster, enfin enchaîné dans la même journée avec un autre concert, à peu près identique au premier et aussi vite mis en boîte : entrée-show-rappel-photos-autographes-sourire. Ce qu’on appelait un week-end bien rempli, du travail de pro. Restait le dimanche 10 et la troisième étape, au Wisconsin. Au matin, il avait téléphoné très tôt à sa famille, pour les prévenir qu’il rappellerait après son arrivée à Madison, où il donnait son dernier show, plus tard dans la journée. Une prestation un peu plus fournie que les précédentes, avant le retour au bercail et une fin d’année studieuse. Son premier vrai Noël de star, puisque le précédent avait été consacré à enregistrer ses duos avec Carla Thomas, qui ne l’emballaient guère : il n’aimait pas « faire son Marvin », mettre trop de sucre dans le plat et jouer les neveux de l’Oncle Tom en se dandinant, devine qui vient chanter ce soir. Enfin, il prit la route, ou plutôt le ciel de Madison : plus de mille personnes l’attendaient là-bas à l’Orpheon Theater, en se répétant déjà le mot magique : « Sssshake ! » Des tas de mômes venus voir, rencontrer « Mister Pitiful » et autre « Tramp ». Chanter sans faire de balances ni de vraie répétition le dérangeait toujours un peu, mais là, il jouait à la chaîne, et devait faire avec. Juste le temps de prendre la température du lieu et de faire quelques essais de voix, « One, two, three, I can’t get no, I can’t get securityyyyy », et c’était en boîte, il fallait y aller.
En fait, avec sa petite famille, il se sentait de plus en plus dans la peau d’un vrai chef d’entreprise, ou en tout cas d’équipe, d’autant plus que son frère cogérait son management avec Phil Walden, et il ne détestait pas cette sensation enivrante qu’il avait découverte deux ans plus tôt, en créant en 1965 Jotis Records, son label, et Redwal, sa maison d’édition, qui n’allaient pas chômer. Ils avaient « signé » sans arrêt, des artistes qui en voulaient et faisaient dorénavant ses levers de rideau, en attendant de le dépasser. Le comble de l’ironie était que le premier succès de son poulain Arthur Conley, Sweet Soul Music, écrit et composé par lui, avait atteint la 2e place au hit-parade pop aux Etats-Unis – son propre rêve inaccessible – et fait presque autant en Angleterre, battant à plate couture les ventes de tous ses titres depuis le début, comme quoi nul n’était jamais prophète ni star en son pays...
Oui, décidément l’avenir lui appartenait en redécollant de Cleveland ce 10 décembre 1967 à 14 h 30, et il se réjouissait déjà de boucler cette tournée des popotes, de rentrer ce soir à Memphis et d’achever le mixage de ce dernier titre concocté trois jours avant avec Steve Cropper, qui parlait de baie, de dock et d’indépendance, d’un homme seul assis face à son destin qui regardait passer la vie, prenait son temps et tirait la leçon des choses, et qui sonnait tellement différemment de ses enregistrements précédents, fussent-ils à succès : « Sitting’ in the mornin’ sun/I’ll be sittin’ when the evenin’ come/ Watchin’ the ships roll in/And then I watch ’em roll away again.../I’m sittin’ on the dock of the bay/Watchin’ the tide roll away/I’m just sittin’ on the dock of the bay/Wastin’ time... ». Il ne faisait pas d’effort, pas d’effets, ne s’y écorchait pas la voix comme d’habitude, et la cassait encore moins, car la mélodie en était bien plus linéaire, soft et cool à la fois, et lui permettait d’exprimer cette sérénité qui en était le sujet même et reflétait sa philosophie actuelle : calme, exaucé, en communion et en paix avec lui-même. Bien dans sa peau et prêt à l’impossible, dans ce métier de fous. Il avait ce qu’il voulait et avait travaillé dur pour ça, déjà toute une vie en un quart de siècle. Pas compté les nuits blanches et les bides, les pains et les fours, tout ce qu’on appelait la vie d’artiste et qu’on regrettait après coup, jamais pendant. Les chèques en bois et les contrats léonins, les doubles billetteries et les cachets en cash, les amplis sans retour et les sonos pourries. Tout : il avait déjà tout vécu, et se disait pour rire qu’un jour ou l’autre, il raconterait ça dans un livre, écrit bien sûr par un nègre, à l’intention des jeunes générations. Après 25 ans, dans la pop, tu étais déjà un ancien, un raté ou une gloire, tu étais mort ou éternel. Il avait tiré le bon numéro, décroché le jackpot, et touchait parfois machinalement l’acier laqué de ses consoles pour bien se prouver que tout ça était vrai et qu’il n’allait pas se réveiller en sursaut, les mains nues et la salle vide, de l’autre côté du miroir avec plus personne dedans. Mais non, c’était bien là, réel, il était lui-même et partout où il passait, il attirait les regards comme quand, jadis, Little Richard pénétrait dans le studio comme on rentre chez soi, que les conversations s’arrêtaient et que les regards le suivaient à chaque pas : Respect. Maintenant c’était à lui, il était Richard et mettait un point d’honneur à ne pas en faire trop, en souvenir du gamin de Macon qui avait tourné naguère autour de la Limousine noire de la star, issue de la même ville, des mêmes églises et mêmes chœurs baptistes : le monde était petit. Hendrix avait fait la même chose, et plein d’autres petits Redding et Hendrix suivraient, parce que c’était dans l’ordre des choses, écrit dans le Livre. Déjà, ses enfants grandissaient et dévoraient ses instruments des yeux, comme des glaces au chocolat : il n’avait que 26 ans et tellement de souvenirs, de jours qui comptent à son actif. Tant d’étoiles dans le cœur.
Dans le ciel pâle de Cleveland, le Beechcraft ronronnait, et Otis, assis comme toujours à la droite du pilote tant l’aviation le passionnait, savourait le bruit, l’odeur de son appareil avec plaisir, comme d’autres goûtent les vapeurs des courses ou l’ivresse d’un tapis vert. Il se délectait, se décontractait, se déconnectait, repensait avec amusement aux derniers mots de son producteur Jim Stewart : « Acheter un modèle pareil sans pouvoir le piloter, c’est comme épouser une jolie femme sans avoir le droit d’y toucher : tu es fou ! » Il sourit. James Brown ne l’avait pas raté non plus : « Pourquoi se fatiguer à vouloir piloter son coucou quand tant d’autres gars sont payés pour le faire mieux que toi ? Laisse faire les professionnels et bientôt, c’est un jet que tu mettras entre leurs mains ! Contente-toi de piloter ton orchestre et fais gaffe aux trous d’air! » Le vieux avait toujours son mot à dire sur tout, même sur votre nombre de sucres au petit déjeuner : c’était sa manière de se prendre pour Dieu. Et Isaac Hayes en avait remis une couche : « Fais pas ça ! Pense à Buddy et à Ritchie Valens ! Ils sont arrivés devant l’éternel en avion ! »
Qu’est-ce qu’ils avaient tous après son zinc? Il n’y en avait pas de plus sûr sur terre, et de toute façon, il était immortel en ce moment : on ne lâchait pas prise quand on avait un tel jeu, un flush pareil, mieux qu’un carré d’as à Vegas. Il n’avait pas mis tant de temps à monter si haut, escalader la montagne pour en redescendre comme ça! Au fond de la cabine, les autres plaisantaient, échangeaient des souvenirs tout chauds, parlaient boutique, et il repensa à ses bandes retrouvées : il y avait là assez de tubes pour tenir jusqu’à la prochaine guerre, du béton ! Personne ne s’en doutait, mais il était à cet instant l’homme le plus riche des Etats-Unis, potentiellement en tout cas. Mr Otis Rothschild !
Dehors le décor ne bougeait pas, ne changeait plus, comme si l’avion avait fait du surplace devant une toile peinte, un mur de baraque foraine, mais le compteur disait le contraire. Dans le vacarme des moteurs, le ronflement régulier des réacteurs, il devinait derrière lui des rires, des blagues, des projets, le même bonheur d’être vivant, de faire partie du club et de ne vouloir céder sa place pour rien au monde. Il les sentait avec lui, soudés, prêts à mordre l’avenir. Le ciel avait pâli, blanchi d’un coup, la température avait chuté et on était entré soudain en hiver, avec de la neige, de la bise et des frimas. Remember Buddy. Ils allaient traverser une turbulence, et il vérifia sa ceinture, jeta un coup d’œil au tableau de bord, puis au pilote qui ne quittait pas l’horizon du regard, tenait bon le manche à balai. Il était vraiment fier de son appareil. Avec les giboulées, leur champ de vision diminuait à vue d’œil, mais tout semblait OK, et il retourna mentalement dans son coffre aux démos, fouillant avec délectation entre les différentes versions – alternate takes, comme on disait – d’une même chanson qu’il avait réenregistrée dix-sept fois en trois ans. 17 ! Il y a comme ça des chimères, des choses qui vous échappent, vous glissent entre les doigts pendant toute une vie, à chacun ses Rosebud et ses Xanadu. Pourtant, il n’était pas loin du but, il le savait, et se promettait de s’y remettre dès son arrivée, parce que c’était là, juste caché dessous. La bonne version était derrière, tapie, et l’attendait depuis des nuits. Le froid commençait à pénétrer sérieusement dans l’appareil, à traverser la carlingue comme du papier à musique, et il s’emmitoufla un peu plus dans son manteau, et se félicita que le concert ne se déroule pas en plein air. Il aurait dû bouger deux fois plus !
Le cockpit effectua un petit soubresaut, quasiment imperceptible, qui leur donna un haut-le-cœur. On approchait de Madison, et le Beechcraft survolait à moyenne altitude une vaste étendue d’eau, recouverte d’une couche de glace, lorsque soudain, quelque chose arriva. Le réacteur gauche se mit à toussoter, bégayer, et à tourner court, en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, et l’avion bascula sur le côté, déséquilibré et emporté par son élan. Tout le monde se tut, se réveilla en sursaut, dans la carlingue qui tanguait, comme prise de roulis, et on sentit monter la peur, une terreur subite et sourde, inversement proportionnelle à la course folle de l’aiguille sur l’altimètre. Cauley ouvrit les yeux et ne comprit pas tout de suite. Devant lui, le saxophoniste, assis au milieu, s’écria en hurlant : « Qu’est-ce qui se passe ? », et, presque aussitôt, poussa un gigantesque « Oh, non ! » venu des tripes, cependant que le bimoteur piquait droit en direction des flots. NON. Moins d’une seconde après, il se crashait à la surface du lac.
Otis n’avait même pas pu dire un mot, tellement l’énormité, l’invraisemblance de la situation le saisissait, le laissait sans voix. Il n’était tout simplement pas possible que cela leur arrivât maintenant, à eux, et en l’espace d’un centième de seconde, il se dit qu’ils allaient évidemment en sortir, puisqu’on les attendait là-bas pour le show et qu’il n’avait pas le temps de mourir aujourd’hui : autre chose à faire dans le planning. Que demain, à la radio, on annoncerait qu’ils avaient « échappé de justesse à la mort », rescapés d’un accident inopiné, et qu’on enchaînerait avec leur nouveau single plus chaud, vivant que jamais. La routine du road singer.
L'instant d’après, ils avaient heurté la surface du lac avec une rare violence et été tous projetés à des dizaines de mètres, attachés même à leur siège et criblés de débris de verre et de multiples ecchymoses. L'eau était gelée, figée au beau milieu comme un miroir brisé, à ne pas mettre une loutre dehors, et tout le monde se noya presque aussitôt, commotionné par le choc, sauf le dernier arrivé, le trompettiste Ben Cauley, le seul à ne pas savoir nager et à s’accrocher désespérément à un coussin qui flottait dans l’eau glacée et le maintint tant bien que mal à la surface. Déjà, là-bas, on signalait la perte de contact radio, et on s’employait à les localiser, laborieusement.
Il était 15 h 28 ce dimanche-là, ils étaient à six kilomètres à peine de l’aéroport de Madison, et Otis disparaissait chargé de centaines de rêves, de projets et de bonnes ondes, à se demander s’il y avait vraiment quelqu’un pour surveiller le chantier, là-haut dans le ciel, un patron dans toute cette histoire. C'était, à vingt-quatre heures près, le troisième anniversaire de la disparition de Sam Cooke, son grand frère et son maître, l’homme sans lequel rien ne serait arrivé et qui périt pour sa part à 34 ans, et il avait prévu comme chaque fois de chanter deux ou trois chansons de lui, de lui faire un signe de Madison en ce jour mémorable. D’ajouter à son tour de chant A Change Is Gonna Come pour lui dire bonjour, passer un dimanche chez les anges. Il n’aurait jamais cru le rejoindre pour autant.
Et là, en ce petit matin d’hiver, il balançait, swinguait dans le vide, accroché par les aisselles, hissé par les garde-côtes qui venaient de le repêcher vingt-quatre heures plus tard avec ses compères, après avoir dragué le fond du lac gelé, alors que son dernier titre encore tout chaud, (Assis sur) le dock de la baie, se préparait à s’envoler dans les charts, et qu’il entamait lui-même à 26 ans sa course dans l’éternité. A peine commencé, le show était terminé, stoppé net, sans raison particulière. Juste un accident du ciel, de transport aérien, comme il en est de la route, dans un métier où il est un espace professionnel, et où le succès se compte aussi en kilomètres au compteur.
Il laissait derrière lui trois enfants, qui se baptiseraient un jour les « Reddings » et chaufferaient, piétineraient à leur tour les planches de la gloire, un pont de Macon qui porterait plus tard son nom, et une pléiade de hits et de disques posthumes qu’il avait ourdis pendant ces trois dernières semaines, comme un malade.
Un mois après, son dernier titre se retrouvait au sommet des charts et y demeurait quatre semaines d’affilée, devenant le seul « numéro un » de sa carrière, la « chanson de l’année » et son premier et dernier million de ventes. De l’avis général, c’était un bon géant, bosseur, gentil et créatif, qui voulait aller loin, et y mit peut-être un peu trop du sien, pressa trop fort sur le champignon. Et si son disciple et « artiste maison », Arthur Conley, tenta de prendre la relève avec Sweet Soul Music et surtout Funky Street, ce fut pour se rendre compte qu’on ne remplaçait pas un Otis Redding, fût-ce au pied levé et au pas de charge, que les étoiles filaient bien au-delà du ciel, quand elles allaient à la vitesse du son. Quarante ans plus tard, la place est encore libre et le record tient bon : Otis court toujours.
Alain..

Site sur le son et l' enregistrement de Claude Gendre http://claude.gendre.free.fr/
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