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17-Les disparus "Gene VINCENT "

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hencot
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17-Les disparus "Gene VINCENT "

Message par hencot »

GENE VINCENT
« Gégène » ou L'homme à la jambe d’acier

Marcher à côté d’une ombre
Tous les rockers n’avaient pas pour autant de fin héroïque, si tant est que celle de Buddy et cie le fût, et leur concurrent et ami Johnny Burnette, l’homme de Dreaming et You’re sixteen, se noya à 30 ans pendant une partie de pêche, à... Clear Lake, un homonyme californien. Sa barque avait été heurtée par un hors-bord qui le fit tomber à l’eau, en plein milieu dudit lac, et mit en berne toute la country et le Tennessee. Avec sa bouille de gosse trop bien nourri et sa coupe gominée de frais, il donnait plutôt l’impression d’un garçon coiffeur chantant le samedi soir que d’une vedette du show-business, mais il avait le sens de la mélodie, plus rare qu’un contrat chez Harry Fox, et passa donc à la postérité avec une poignée de chansons qui font figure de standards, comme des clichés sonores de nos vies, des échos de nos émois. Vous vous souvenez du trio Burnette ?
Car on ne faisait pas de vieux os dans ce métier, et quand on y vivait, ou plutôt mourait vieux, c’était à 36 ans comme Gene Vincent, avec un pied-bot dans la tombe et vingt ans de plus sous la ceinture et au coin des yeux. Le rock tuait ses enfants, sitôt qu’ils avaient un âge de parents, et la pop ne faisait pas mieux, avec ses nuages artificiels. Et Vincent avait tout de la victime désignée, du second couteau de mezzanine dont on sait dès la première bobine qu’il ne sera plus là à la dernière, avec sa bonne tête et sa bonne franquette, sans pouvoir dire pourquoi, et qu’on le regrettera tous au générique final, quand les noms défilent sur le monument avec des vies courtes comme des carrières de vamps. De ces choses qui ne s’expliquent pas, tiennent à une certaine façon de sourire, un air de chien battu, le regard insidieux de l’échec lorsqu’il s’insinue en vous et ne vous lâche plus, épouse chaque geste et chaque pose sans même qu’on s’en rende compte, et qui pourtant crèvent la photo après coup : on ne voit plus que ça, la mauvaise main, la carte biseautée. A partir d’un certain moment de sa carrière et, hélas, de sa vie, Gene incarnait, était l’échec, chacun le savait, et l’aimait d’autant plus, justement pour ça, au temps des Poulidor et des Jazy. La France adorait les seconds, pour ne pas dire les losers, et il l’avait sans cesse été, arrivant chaque fois juste assez tard pour voir partir sans lui le train des succès, trop petit pour être une rock star et ensuite trop vieux pour devenir pop star, trop fluet pour être un roi et trop solitaire pour avoir un groupe, toujours trop quelque chose, sympa, éméché, largué, enveloppé, et surtout sincère : ça ne pardonne pas.
Il n’y avait en fait que deux manières de devenir une star en ce temps-là (et il n’est pas sûr que cela ait changé depuis) : n’en faire qu’à sa tête en ayant quelque chose sur les épaules, ou écouter vraiment les autres en sachant les choisir sur le pouce. Ce qui revient d’ailleurs un peu au même : être le boss, même en donnant aux proches l’impression qu’ils le sont. Beaucoup résolvaient le problème en engageant leur famille, pour que la mise ne s’échappe pas du cercle et que le nom du gagnant reste le même. Gene, lui, faisait partie de ces artistes qui tombent entre les deux, ont suffisamment de caractère pour se distinguer et pas assez pour s’affirmer, assez d’instinct et pas trop de raison, toute l’énergie du monde et rien de ce qu’il faut pour l’organiser, la canaliser. De ceux qui écoutent trop et ne s’entendent finalement avec personne, à force de dire « oui » à tout et de finalement se refuser eux-mêmes, juste assez lucide pour savoir qu’il était sorti premier chez les perdants, quasiment leur maître, et n’aurait pas très bien su quoi faire dans le camp d’en face. L'homme à qui tous les prétendants du monde venaient rituellement voler un coin de photo, la gauche du trône ou la droite de Dieu, sa dernière part de lumière et qui, bon prince, s’exécutait en espérant renaître un peu, retrouver quelques poussières de son âge d’or. L'homme qui souriait désespérément, consciencieusement, mécaniquement, à une chance envolée depuis longtemps et dont il savait qu’elle ne repasse pas les plats, surtout dans ce métier où la roue tourne même la nuit. L'homme qui avait été Gene Vincent.
Pourtant celui que la France entière surnommait « Gégène » comme un vulgaire cousin de banlieue, même pas oncle d’Amérique tellement il était fauché, laminé, sevré, avait fait toutes les guerres de la vie, à commencer par celle de Corée, cette Indochine made in USA qui avait écœuré toute une génération de la couleur jaune, du bibimbab et du kimchi chez l’empereur McDo. Né en Virginie, il mourut trois décennies plus tard en Californie, c’est-à-dire à 1 000 kilomètres de là, en passant par toutes les planches de France, d’Angleterre, d’Allemagne et d’Italie, où on le vit peu à peu se défaire, se défoncer, se détruire après tant d’autres en répétant ad lib ces cinq syllabes plus que jamais vides de sens Be-Bop-A-Lula, d’après le courant « be bop » de Charlie et Dizzy. A partir des années 60, le jeune homme émacié aux airs et aux halètements de chat sauvage – l’un de ses premiers titres – qui chantait l’amour des femmes (Wo-wo-woman love) à fleur de voix et des collégiennes aussi fugaces que l’été ressemblait à un représentant, à un barman avachi, épaissi, béat, qu’on était en droit de ne plus reconnaître et qui fixait les objectifs comme on appelle à l’aide en recrachant des soaps tels Mister Loneliness ou Spaceship to Mars, autant dire n’importe quoi.
Il était fini, sonné, stone, groggy comme ces boxeurs qu’un combat ou un coup de trop laissent debout, mais absents, et se produisait dans les lieux les plus improbables avec des musiciens qu’il ne connaissait pas la veille, recrutés quasiment sur place, et qui déchiffraient sa musique autant à l’oreille qu’à vue d’œil, tout émus d’accompagner leur idole en chair et en os. Pathétique. Et une fois de plus l’homme à la jambe raide – en fait, appareillée d’une prothèse métallique –, tendue comme un arc, au cuir noir luisant (depuis cette émission de la BBC où il avait troqué le costard-cravate pour la panoplie du loubard) et à la chaîne d’argent redisait pour la postérité sa formule quasi incantatoire : Be-Bop-A-Lula. En fait, sa passion adolescente pour une « gamine en jean rouge » qui avait dû prendre de l’âge, de la bouteille et du poids depuis l’année de Suez et de Budapest, ne répondait plus au nom de « baby » que devant le landau familial et ne se serait plus guère reconnue dans ce portrait intempestif de cours de récréation, comme on volerait une image dans un sac à la sortie d’un drive-in. C'était si loin, la jeunesse, à ce rythme-là. « She’s the one that’s got that beat/She’s the one with the flyin’ feet ».
Dans la chanson, sa « reine d’un jour » (Queen of all the teens) tournait autour du magasin avec des « pieds qui volent » et en voulait toujours plus, c’est-à-dire lui. Et en digne descendant de Buddy, il se retrouvait à l’appeler dix ans plus tard sur une terre étrangère, alors qu’elle avait au moins 25 ans, plein de photos d’enfants sur sa cheminée et sûrement un réveille-matin pour ne pas rater l’usine. C'était dire si sa chanson pouvait tourner à vide, certains soirs, et l’amoureux prêcher dans le désert, face à un public en majorité masculin, au fil des années : « She’s the one that I know/She’s the one that loves me so ». Une fois de plus, Gene jouait Vincent plus qu’il ne le chantait, avant de repartir en traînant la patte vers de nouveaux bars qui lui offraient plutôt un comptoir qu’une scène, devant un public de blousons noirs, permissionnaires et revenants en tous genres. Il périclitait, avait décroché, « touché » au casting le rôle du maudit et allait désormais l’interpréter cahin-caha jusqu’au bout du film, en en rajoutant comme il convient, albatros de banlieue à sa façon.
Si certains traversent le miroir ou la ligne sans s’en apercevoir, lui avait basculé ce mercredi 4 mai 1956, lorsqu’il avait enregistré pour la firme Capitol, label de Sinatra et Nat King Cole, un titre aussi incongru qu’envoûtant, « la » chanson en question, qu’il reprit aussitôt dans le « film à chanteurs » La Blonde et moi aux côtés de toutes les révélations pop du moment. Deux minutes trente qui deviendraient le tempo, le gimmick et le cauchemar de sa vie, et un standard qui faillit bien passer inaperçu, puisqu’il se retrouva en face B d’un succès annoncé en vain : Woman Love. A quoi tient un artiste. La légende voulait même qu’il eût racheté ce titre pour 25 dollars à son auteur original, l’intrigant « Sheriff » Tex Davis qui d’ailleurs l’avait cosigné avec lui, et même qu’ils l’aient tous deux repris à un troisième, nommé Don Graves : on ne prête qu’aux riches. C'est donc là, pendant le tournage de ce long métrage censé... mettre en boîte le rock’n’roll, qu’il fit la connaissance d’un autre rebelle pur et dur, comme lui issu du rockabilly, le jeune Eddie Cochran : quatre syllabes avec lesquelles il allait falloir compter dans le show-business, et l’électricité faite homme, dès qu’il branchait sa guitare et attaquait n’importe quel titre de son répertoire. Car Eddie avait une qualité qui manquerait toujours à Gene : il composait, ce qui revient à tracer sa propre ligne, sauf bien sûr imprévus, ces traits du destin qui creusent des précipices dans la paume d’une main.
A priori, rien ne les rapprochait, et c’est cette différence qui en fit des complices et des compléments, les meilleurs amis du monde. Gene était alors aussi mince qu’Eddie était plus poupin, se retenait autant que l’autre se dépensait, se donnait autant des airs de voyou qu’Eddie de jeune homme sage. Les chansons de Gene étaient aussi syncopées, à la limite de l’improvisation – Blue Jean Bop – que celles d’Eddie étaient rythmées, martelées, effrénées : deux écoles du rock, deux styles, deux voix pour une même flamme. Les deux visages d’une révolte. L'explosion contre l’implosion, le cri contre la plainte sauvage, le credo contre le vibrato, avec un même goût de la « reverb » et du beat, du sound et de la soul. Du son de l’âme. Quand ils collaborèrent, le résultat n’en fut que plus impressionnant : Git It (Well-ho well-ho wop whip whip whip, A Cadillac car, when can I get me a Cadillac car, remember?). Et l’on a vu comment le second mourut quasiment dans les bras du premier, au fond d’un taxi de rencontre au cœur d’une nuit anglaise, un samedi bleu de 1960.
D’une certaine manière, la disparition d’Eddie Cochran, suivant celle de Buddy Holly l’année précédente, marqua l’agonie des sixties, et un peu celle de Gene lui-même. Il avait beau avoir côtoyé la mort, d’ailleurs plus en entraînement qu’au front des plages, en quelque sorte en répétition, la vision d’Eddie – avec lequel il venait de se produire en scène, ce soir-là et tous les soirs – en sang l’anéantit littéralement, au point qu’il ne sentit même pas la douleur que le choc avait réveillée dans sa jambe, déjà meurtrie par un crash. En fait, son pied gauche, demeuré infirme. Il s’en foutait : Eddie était mort. Plus là, définitivement absent, envolé, figé, la seconde d’après. Tué par la vie. Tout à l’heure encore, ils jammaient ensemble en public sur du Ray Charles, Hallelujah and co, et soudain, plus rien, que ce regard fixe, vide, et ces mains inertes autour de son bras, ce silence assourdissant auprès de lui. Le néant. La fin du monde. Et il voulait comprendre, là où il n’y avait rien à dire. Pas question d’accepter, d’admettre que l’histoire s’arrêtait là, comme ça, qu’il n’y avait soudain plus d’Eddie Cochran au monde, qu’on leur avait refait le coup de Buddy, qu’il s’était pris pour James Dean, et d’ailleurs, pourquoi n’avait-il pas été à sa place, de l’autre côté de la banquette? Pourquoi l’un et pas l’autre, ou les deux, pourquoi ne pas l’avoir accompagné, comme sur scène? Vingt fois, il reposa la question aux bobbies qui les avaient secourus, aux infirmiers, aux brancardiers, au point de refuser même de lui lâcher la main : « T’en vas pas Eddie, reviens, reste, réponds-moi, t’endors pas », s’entendait-il lui répéter dans une semi-inconscience, cependant qu’on l’enfournait dans l’ambulance, sous perfusion, aide respiratoire et tout, avec Shelley et Peter. Qu’on enterrait sa jeunesse sous ses yeux. A partir de là, plus rien n’allait tourner rond pour lui, ni disque ni spectacle. Un monde qui vous faisait ça n’était pas digne de vous garder, et il se dit que le ciel de sa chanson dédiée aux prisonniers des nuages, Three Stars, allait s’agrandir encore d’une étoile, et qu’il fallait peut-être y garder d’autres places, à tout hasard. Buddy, Eddie, and somebody else? So what?
Ce jour-là, le 17 avril 1960, fut donc le second plus important de sa vie, après celui de la fameuse chanson. Et pendant près d’un an, il ne fut presque plus question d’en faire, des chansons, d’enregistrer ni de chanter. Silence radio ou presque, à un titre près, dédié au disparu, jusqu’à l’hiver suivant. Gene ne se remettait pas d’Eddie, et n’en finissait pas d’éteindre le poste, à chaque fois que la voix chaude, rauque et rugueuse de Cochran y passait. C'est-à-dire tout le temps, avec son tube posthume Trois pas au paradis ! Il en avait vu de toutes les couleurs, au cours d’une vie de marine, mais c’était la première fois qu’il refusait carrément d’admettre la fatalité. Pour lui, Eddie Cochran était vivant, et le serait toujours, quitte à avaler pour s’en convaincre tout le bourbon d’Angleterre, de France et d’ailleurs. C'était la condition pour le revoir, le retrouver au bout de chaque nuit, trinquer à l’âge d’or, au vrai rock et aux pionniers du genre, au Petit Richard et à sa Grande Sally, à Chuck et à ses Maybellene, Nadine et autres rimes féminines à sixteen, qui valaient bien ses baby et maybe.
Car entre-temps, la mode a changé, et la musique des jeunes a bougé, au grand dam des puristes. Le twist est arrivé, après le hula hoop, et puis le madison, le madison-twist, comme il y avait eu le slow-rock etc : n’importe quoi ! Le rond Chubby Checker – littéralement : potelé – a éclipsé le maigre Chuck Berry, d’ailleurs emprisonné pour détournement de mineure, et Jerry Lee Lewis ne va guère mieux, avec sa jeune femme de 13 ans ! Alors c’est le temps des gamins, des mômes à prénom, Fabian, Frankie, Ricky, avec trois notes et quatorze mots ! Itsy bitsy teenie weenie bikini, baby, Sweetie pye, Ya Ya, Tchouga tchouga, Papa-oom-mow-mow, Wimoweh, Bama loo, Jungle rock et tout le tremblement : Tarzan à Hollywood ! A côté d’eux, il a l’air d’un dinosaure, avec ses chaînes et ses cuirs moulés, son genou en terre et ses pieds de micro au tapis, ses yeux mi-clos et sa mâchoire crispée, ses tripes sur le plateau et sa sueur dans la sciure. L'air d’un con, à leur balancer Shakin’ Up A Storm face aux minets de Liverpool ou d’ailleurs qui lui répondent qu’ils veulent être son homme ou bien prendre sa main, tu parles ! C'est quand l’Angleterre envahit les Etats-Unis avec son propre répertoire, avec ses groupes comme des divisions blindées, Beatles contre Beach Boys, etc., qu’il va, par la force des choses, se réfugier en Europe, et tout particulièrement en France. Battre en retraite à 27 ans, un âge qui ne réussira décidément pas au rock des seventies, avec ses mélanges de genres, ses lignes de basse et de coke. Un âge de vétéran, à la guerre comme à la coda.
Car Gene est un pur, il ne compose pas, depuis ces premiers jours où il a appris le blues et le gospel chez l’habitant, c’est-à-dire chez les Noirs, aux frontières de la Virginie, en un temps où l’on ne plaisantait pas avec ça et où l’on vous pendait à une branche pour dix fois moins. Après, il y a donc eu les marines, le temps de l’US Navy, soldat Craddock par ici, Gene par là, pendant trois ans, jusqu’à son accident de moto en juillet 1955 : une voiture qui lui était rentrée dedans, après avoir brûlé un feu rouge, et lui laissa en quelque sorte de l’acier dans la jambe gauche et du plomb dans le moral, tout un appareillage orthopédique invisible, avec un membre infirme, en plus de la quincaillerie qu’il trimbalera sur scène et de ces micros de passage qu’il renversera comme des filles, de ville en ville, tendu comme un arc, pied à terre tel un toréador. En position rock, comme on met le turbo ou le feu au balcon, la fièvre au Golf ou la révolution à la Nation. Au début, il lui suffirait de paraître pour allumer les salles : il avait l’« attitude », et ce n’était pas chez lui une pose, mais un état d’âme, qu’il enrobait de cuir, habillait de sueur, distillait d’instinct entre sport et chorégraphie. D’abord habité, il serait ensuite hanté, enfin dévasté. Sa vie était un crash, un peu comme ces voitures de cascade qui dérapent, rebondissent, font quelques tonneaux et s’écrasent en bout de piste dans un long crissement de pneus. Et comme pour beaucoup de ses collègues, apprentis chanteurs ou chauffeurs en herbe, le pilote fou qui l’avait doublé et jeté dans le fossé s’appelait Elvis Presley. Quand la Rolls du rock vous roulait dessus, on changeait de route et l’on saluait en outre au passage. On s’écrasait.
Et c’était vrai que sans cet accident, il n’aurait peut-être pas poussé six mois plus tard son cri, c’est-à-dire son hit, ce gimmick d’une sensualité d’autant plus forte qu’elle était contenue. Well, be-bop-a-lula, she’s my baby... A sa place, n’importe qui aurait laissé tomber, rangé ses rêves de star aux oubliettes, pas lui, qui sauva de justesse sa jambe de l’opération et fit même de son handicap un véritable style, une image de marque : le rocker à la patte raide, il fallait y penser ! Bien sûr, le grand public, l’américain, ne suivit pas au-delà du premier titre, malgré des œuvres aussi fortes que Blue Jean Bop, Race With The Devil, Crazy Legs, Lotta Lovin’, Baby Blues ; mais il lui restait le vieux continent, et notamment l’hexagone où il se retrouva à tourner avec les musiciens de Johnny Hallyday et poser avec Eddy Mitchell qui remontait à peine de ses Chaussettes et préparait sa tenue de GI frenchy. A défaut d’Elvis, on faisait la photo avec Gene comme pour avoir ses lettres de noblesse, et il était bel et bien devenu une sorte de King local, marginal, à la fois sulfureux et bonhomme, dérisoire et grandiose. Un père pas tranquille du yé-yé, pas sauvage pour un sou, pour peu qu’on lui payât un verre – Gene avec Dick, avec Dany, avec Vic, avec Vince, etc., copyright 1962 – qui n’avait plus d’âge, presque plus de nom et pas toutes ses dents. Mister Bebopalula, comme le petit Richard était devenu Mr Awopbopalubopalopbamboom, diminutif Tutti Frutti (all over rootie). On était l’homme d’une chanson comme d’une femme, quand on avait la corde sensible, la Gibson sentimentale. Et Gene était du genre fidèle, cœur de velours dans main de cuir.
C'est que, comme Eddie, il avait aussi craqué sur Presley, rencontré à Norfolk en juillet 1955, le mois même de son accident, et ne rêvait que de lui brûler la politesse : si Be-Bop-A-Lula fit la nique à Blue Suede Shoes, le rêve s’arrêta là, et tout le reste s’écroula, jusqu’à son exil britannique en 1960. En fait, se disait-il parfois, c’est lui qui aurait dû mourir ce jour-là, parce qu’il avait fait son temps, son trou, et qu’on ne pouvait en somme rien ajouter à Be-Bop-A-Lula, « The girl in the red blue jean », sinon ce ridicule Be-Bop-A-Lula 62, qu’il avait voulu twister, remettre au goût du jour, et tous ses ersatzs suivants. Be-bop-a-lula get older. She’s my daughter ? La fille de Be-Bop-A-Lula ? Depuis longtemps, depuis toujours, Gene buvait, picolait, vidait tout ce qui se trouvait sur son passage après minuit, pour peu que cela dépassât quarante degrés et effaçât la mémoire, les dettes et les regrets, déchirât les mauvais souvenirs en deux, fît briller dans la nuit ses premiers disques d’or. Il se noyait et s’enivrait d’autant plus qu’il le voyait, pouvait suivre sa chute dans sa glace et dans les bacs, se comparer au gars des pochettes Capitol qu’on lui tendait à dédicacer, avec des stylos d’écoliers et de sténo-dactylos : « A Julie pour la vie, Feu Gene Vincent, 1965, 66, 67... ». De photo en souvenir, il se voyait physiquement déchoir, décliner, disparaître, en effeuillant cet éternel sourire en quadrichromie qui portait curieusement son nom et ne lui ressemblait plus que de loin en loin, à peine quelque chose dans le regard et une façon de guetter le ciel en tutoyant les anges, de regarder vers là-haut, même en studio, d’attendre son prince ou son magicien comme au temps de Norfolk. Etonnez-vous après cela qu’il ne puisse pas grandir! Et une petite voix intérieure lui répétait alors à chaque fois : « This is a loser, you’re a loser, man ! » Certains soirs, il ne supportait tellement plus le type qui l’attendait dans ses miroirs qu’il lui arrivait de baisser les yeux en prenant l’ascenseur, ces machines à flash-back express, pour ne pas voir où il en était ce jour-là. Jusqu’où il était descendu.
Car sa carrière, longue ou courte de quinze ans, ne fut qu’une lente désescalade, où il ne parvint même plus à inscrire un seul titre dans les charts, hormis son album Crazy Times en Angleterre, et encore de justesse. Passé sa glorieuse face B, plus rien ne marcha jamais nulle part que cette éternelle scie, qui plus est créditée de ce mystérieux « shériff Tex Davis », associé DJ bombardé cosignataire et de son vrai prénom... William Beauregard, et ce n’était pas faute d’avoir essayé, d’y avoir cru à chaque fois. Six albums Capitol jusqu’en 1964, glissant progressivement vers la variété rock, des dizaines de singles, des reprises superbes comme Over The Rainbow, Summertime ou Willow Weep For Me, qui regorgeaient de charme et montraient qu’il n’avait rien à envier à l’« autre », côté crooner. Rien n’y fit : les gens ne voulaient pas d’un rocker handicapé qui avait l’air de se plaindre en chantant ses chagrins, grimaçait comme de douleur en invoquant des filles perdues, des Darlene et des Sheila, ils lui préféraient les minets pop et dandies mods, les petits bourgeois du « swingin’ London » avec leurs cols Mao et leurs pattes d’éph, leurs nez poudrés contre ses tournées de rouge, leurs seringues contre ses verres.
Le pire est qu’il y reconnaissait parfois les siens, face à des Who qui reprenaient un certain Summertime Blues et ramenaient ce bon vieil Eddie à la surface, des Animals ou des Stones qui exhumaient ses chers bluesmen ou encore les Creedence avec leur gros rock sudiste : les enfants de Suzie Q et de la farouche Lucille. Même Elvis avait réussi son come-back en revêtant, réendossant le célèbre cuir des origines, se déguisant pour un soir en blouson noir, comme on se rendrait à un bal costumé en tenue de revenant. Alors pourquoi pas l’original, ce « Gégène » qu’on croyait déjà mort d’alcoolisme outre-Atlantique ? D’aucuns l’avaient même vu calciné dans les cendres d’un avion, d’un taxi, d’un million de cigarettes brunes. Little Richard était devenu folle, Jerry Lee avait viré country et roucoulait désormais sur ses claviers d’acajou, Dion cherchait ses Belmonts et les Beatles ramassaient une fois de plus la mise avec le meilleur rock jamais écrit depuis : I’m Down. Un titre pour lui. Et la génération Morrison, croisée plus tard au Rock’n’Roll Circus, lui avait tout fauché pendant qu’il cuvait, le cuir et la cuite, la moue et la hanche, la pose et le roulis, jusqu’à ce mot qu’il était naguère le seul à chanter ainsi : « woman », et qu’ils rendaient désormais presque obscène. Gene le prononçait goulûment, amoureusement, « wo-man », alors que les autres, Mick, Jim and co, le crachaient, le vomissaient littéralement. Wohmen, qu’ils disaient, comme Wine ou Wild, Woah. On ne peut pas se battre contre tout le monde, contre une époque. Seul, Dylan faisait ça bien : just like a man. Mais Dylan était Dylan, et Gene avait de plus en plus de mal à être Vincent.
Rocker déchu, déclassé, dérivant d’hôtels miteux en tournées glauques, de loges crasseuses en miroirs de gare, il avait même engendré des disciples qui reproduisaient à leur tour les mêmes erreurs, s’enfonçaient dans les mêmes méandres sous ses propres yeux, de Vince Taylor en France à Johnny Kid outre-Manche. Ethylique, il repoussait désespérément le moment de rentrer pour échapper à ses délires et finissait en crises de nerfs dans des bars borgnes après des concerts ratés, tanguant entre Metz, Saint-Etienne et Mulhouse comme un bateau ivre. Et pour corser le tout, dans ces moments-là, il balançait dans la vie, à défaut de swinguer sur scène : il tapait sur les copains, critiquait les absents, dénigrait tout ce qui marchait, en voulait au monde entier de l’avoir laissé tomber, gonfler, boîter, mais c’était parce qu’il avait mal, juste mal au pied, et qu’il fallait bien trouver quelque chose à dire, un responsable à son sort, et qu’il n’était pas à la hauteur du rôle. La nuit, la douleur revenait, s’insinuait comme une vipère, remontait du bas jusqu’au bassin, et lui dévorait le ventre, comme une peste, une idée fixe, un regret. Les boxeurs connaissent ça : ils ont parfois des anciens combats qui se réveillent, sans savoir pourquoi, et qui leur rongent la tête, leur vident le corps. Ils refont le match dix ans après, seuls dans des chambres de bonne, et sans la bonne, ou dans des hôtels borgnes. Là, ils jouent tous les rôles. Ils encaissent, prennent les coups à distance, se retrouvent groggy des nuits après au souvenir d’une passe, d’un round de trop, et lui, ses matchs, c’étaient les concerts. Live in Guingamp ou sold out à Tarbes, ce soir dans votre ville et au Théâtre de Verdure. C'était son « syndrome des planches », comme il disait, la scène qui le travaillait, lui rongeait les extrémités, l’avalait par les racines. La terre qui l’appelait. Si seulement on l’avait amputé, les choses auraient été plus claires.
Il coulait, le savait et en prenait son parti avec une apparente bonhomie, une rage intérieure, et finissait désormais ses tournées chez des médecins ahuris qui lui prescrivaient l’abstinence et la sobriété : autant dire renoncer au rock, et se rebaptiser Perry, Al ou Matt, devenir marchand de soupe à NBC. Catch a falling star, mais pas lui, même s’il excellait en crooner. Alors, il en grillait une, en vidait un autre, en racontait une bien bonne – un souvenir, toujours un souvenir, plus ou moins vécu – et remontait dans le train de la nostalgie, direction Pontarlier ou Pont-à-Mousson, le plus Français des chanteurs anglo-saxons ou le plus étranger des artistes hexagonaux. Le pire était qu’il voyait ses petits frenchies refaire de la thune avec son tube alors que lui n’y parvenait plus, et se contentait de leur donner la réplique au Golf ou à la Loco, de hanter incognito les coulisses du Palladium : laissez-le passer, c’est Gene Vincent! Jean Qui? Gene Vincent ! Il est vivant? La phrase la plus cruelle qu’il ait jamais entendue, ou plus exactement devinée, car son français laissait toujours à désirer, il n’avait jamais été de nulle part. Et de se répéter qu’il n’avait pas pris le bon virage, la voie James Dean. Sortir de scène était aussi important que d’y entrer.
Sa relation à la France était d’ailleurs curieuse, comme on dirait d’une mère nourricière : chanté par tous, d’Eddy Mitchell – son fan le plus pur et dur – à Johnny Hallyday, il s’y sentait de plus en plus chez lui, au point d’y passer quasiment inaperçu, un peu comme le portrait qu’on dépose sur la cheminée, le tableau de chasse qu’on épingle au mur, le type dont le regard vous dit quelque chose et avec qui on peut trinquer à tout. Le gamin vieilli prématurément, ou le cow-boy à sourire adolescent, selon le moment de la journée et la nature du remontant : poster vivant. Il était l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours, c’est-à-dire l’Amérique, le petit coin de drapeau étoilé en terre de France, l’idole des fifties perdue en pleines sixties. Un étranger qu’on estimait, exhibait, oubliait puis redécouvrait tel un parent éloigné. Un homme couvert de dettes à qui l’on devait presque tout, et qui souriait de plus en plus en public – il avait toujours été un bon gars, pas compliqué et prêt à lever le coude, gentil à jeun et ronchon à plein – et souffrait d’autant plus en privé. Pas aimé, pas toujours aimable, dans ses états seconds, instable, fragile, quasiment friable, avec cette guibole qui faisait désormais des siennes dès que revenait le froid, la solitude ou l’alcool, et qui le freinait autant qu’il la traînait, comme un boulet, un poids mort dans un corps fatigué, ce pied qui lui échappait, se défilait comme pour se sauver. Fini le style, la griffe, l’emblème : il redevenait à la trentaine un accidenté de la vie qui peinait à monter en scène et ne voulait plus en descendre, dans des tournées miteuses où l’on venait voir un fantôme, dans la cacophonie générale et la confusion financière qui va de pair, en pire. Un rescapé des guerres du rock, de ces plages noires de vinyle qui valaient bien les sables jaunes et vous faisaient gémir dans les transistors. Un diable noir tombé de sa boîte, qui aurait manqué d’air et fait la danse du crabe. D’autant plus qu’autour, cela continuait de pousser, de le pousser vers les oubliettes et les dictionnaires du rock, où tu meurs en entrant : introducing T. Rex, David Bowie, Lou Reed et autres French Variations. Exit Hendrix, Joplin and co. Il en avait parfois honte d’être encore en vie, un survivant de bientôt 35 ans, autant dire un ancêtre, comme ces pionniers de l’Ouest qu’on voyait à la télé. Il était le dernier marshal, avec son « sheriff » de paille. Le huitième mercenaire.
Alors, il décida de s’en faire une dernière, pour la route. De mettre en boîte des titres comme il les aimait, les sentait, les entendait. D’ailleurs, avait-il jamais fait autrement? Poussé autre chose qu’une longue complainte, un éternel cri blessé? Il n’avait jamais conçu le rock comme un métier, mais comme une mission, son art de vivre autant que de s’exprimer, et finalement de mourir, en « live » pour la beauté du jeu : sa chanson de geste à lui, où les mains en disaient finalement plus que les mots. Il l’incarnait, le figurait littéralement à une certaine façon de se cabrer, s’élancer, de se tordre ou grimacer, comme s’il lui avait fallu perpétuellement transcender son handicap, repousser son interprétation aux limites de la souffrance, exactement comme Eddie rabattait la guitare sur sa hanche ou Elvis ondulait du bassin.
Mais Gene faisait mal à voir, il touchait par sa peine, et ce n’était pas qu’une question de texte, de fille perdue ou de mauvaise étoile, de sale temps ou de route sans fin. Il y avait autre chose, ce « quelque chose en plus » dont parlait l’ami Eddie et qui était peut-être au fond Eddie lui-même, le symbole vivant de sa carrière ratée et de sa vie brisée. En disparaissant si tôt, en pleine vie et en plein talent comme un soleil se coucherait au zénith, le môme avait tout raflé, bouleversé, inventé et détruit à la fois, et le plus mort des deux n’était pas celui qu’on croyait. Eddie était le gagnant, le vrai survivant, ad lib, et Gene le loser de l’histoire, d’autant plus qu’il n’écrivait pas ses chansons et était aussi handicapé de ce côté-là. Il avait tout perdu en lâchant sa main, ce samedi-là dans le taxi, et surtout perdu la main. Alors Gene avait le blues, jour et nuit, chantait Eddie sans même y penser, avec des mots simples et vides, puisqu’il n’y aurait eu qu’Eddie pour trouver les bons, ajuster tout ça et y insuffler de l’âme. Depuis dix ans, Gene portait sur lui sa mort, le deuil d’Eddie : c’était le secret de son cuir et de ses cris, de ses bouteilles et ses délires. Il revivait toujours la scène, y compris sur scène, fermait les yeux pour ne plus la voir, mais elle tournait encore, se terminait invariablement de la même façon, et il s’en voulait de n’avoir pas su, pas pu, rien fait pour le sauver. C'était sa clef, son obsession et sa malédiction. Quelque chose qu’on ne pouvait pas écrire, à moins de parler de paradis perdu, de regards muets et tout ça, et il n’avait pas les mots. On n’apprenait pas ça chez l’Oncle Sam.
Mais avec le temps, on ne voyait, n’entendait plus que ça chez lui, comme une chanson interdite : le jour du taxi, la Ford Consul crème déchirant la nuit, balayant la pluie, défonçant le décor, et le dernier soupir d’Eddie, à quelques centimètres à peine. La seconde où le rock’n’roll était mort, et l’avait emporté avec lui dans ses sirènes. Depuis, sans le savoir, il n’avait jamais plus chanté que ça, l’instant où une vie bascule et où les yeux de l’autre ne vous voient plus, ne vous renvoient plus rien. La frontière des choses. Et à y regarder de près, toutes ses prestations avaient désormais quelque chose de douloureux, de crispé, de désespéré, comme ces jazzmen qui cherchent la note, tournent autour de l’accord sans l’atteindre tout à fait. Il était venu trop tard pour être Elvis et trop tôt pour s’appeler Morrison, était au rock’n’roll sa Porsche comme l’autre Vince – Taylor – en était la Cadillac, mais surtout il avait laissé partir Eddie Cochran, et n’avait parfois plus qu’une idée en tête : le rejoindre là-haut, au paradis de ses chansons. Prendre le taxi qui monte au bercail, au-dessus de l’arc en ciel, et jeter le passeport par la fenêtre. Reprendre sa bonne vieille Telecaster et passer enfin aux choses sérieuses, avec le « môme ». Devenir la cinquième star de ce titre fantôme que personne n’interpréterait plus jamais : dix ans déjà qu’il était un survivant.
On était en 1970, et il n’était pas très frais, même s’il ne se sentait pas plus mal que d’habitude. Il y avait en fait longtemps qu’il ne s’était pas senti bien, dans sa peau, sa vie, son couple. Qu’il n’avait pas respiré normalement, dormi comme tout le monde, et il aspirait maintenant à une vie de son âge, avec des mômes et des chiens, à se ranger un peu des voitures et des routes de nuit, des troisièmes mi-temps où l’on refait le concert et des groupies de la dernière marche. Marre du vide et du vent, des compliments au passé et des serments au miroir, tous ces grands mots d’un instant. Des poses pour la postérité locale et des autographes au néant, des micros qui bégaient et des lits de fin de nuit, des odeurs de loge et des pâleurs de salle de bain. Marre de cette fameuse vie d’artiste, qui était devenue sa petite mort, son supplice chinois à lui. N’avait-il pas été marié quatre fois en quinze ans? Il rêvait d’une ferme et d’un coin du feu, et avant tout de repos, d’une vraie balade aux côtés de ses filles Melody Jean – qu’on avait curieusement donnée pour morte à dix-huit mois – et Sherri Ann. D’une de ces scènes du bonheur qu’on voit dans les vieux films avec Greer Garson et Fred McMurray, le soir à la télé, quand Walter Pidgeon revient de guerre ou que Jimmy Stewart referme la partition de Glenn Miller. Il enregistra pour un petit label un dernier disque, très personnel, où il racontait entre autres cette histoire des rockers (story of the rockers) dont il faisait désormais partie, comme on figure tout en haut d’une stèle, après Bill Haley et Fats Domino. D’autres étaient tombés raides ou à pic, crashés contre des pics ou des réverbères : lui avait fait un piqué dégressif, de quinze ans. Sa dernière tournée française fut une catastrophe : bâclée, plantée, bluesée. Il n’y avait guère que Vince Taylor pour faire pire que Vincent à ce moment-là, et il fallait en vouloir.
L'année précédente, il était rentré se reposer chez lui, aux Etats-Unis, où on ne le connaissait, ne le voyait plus guère, à part quelques hippies qui avaient jeté son dévolu sur lui, du côté du Fillmore East. C'était le début des revivals, où l’on ressuscitait les survivants et allumait des briquets pour les autres, on ranimait la flamme. Il participa même au festival de Toronto aux côtés de Jerry Lee Lewis, Bo Diddley, Yoko Ono et John Lennon qui reprendrait six ans plus tard sa fameuse chanson fétiche, dans son album hommage au rock, ferait danser une dernière fois autour du magasin fantôme la fille aux jeans rouges, désormais jaunis. Elle devait bien avoir deux gamins à ce moment-là, Miss Be Bop, et un mari pompiste quelque part sur la route de Tucson. Elle avait tant dansé sur les platines quand elle était devenue un standard.
Il termina le disque sur les genoux, et là, il ne posait plus. C'était plus qu’un flash-back : carrément un arrêt sur image, puisqu’il y succomba des suites d’un ulcère perforé, le 12 octobre 1971 : hémorragie interne. Il avait à peine 36 ans et en paraissait quinze de plus, comme disent les journaux. Bouffi, épuisé, usé, avec la tête de son père. La vie ne l’avait pas gâté : il avait perdu son meilleur ami, Eddie, à 21 ans, s’était brisé les os et détruit le foie, cassé le pied et brûlé l’âme au mauvais bourbon. Au Royaume-Uni, son dernier album s’appelait ironiquement If You Could Only See Me Now. On ne saurait mieux dire. Vincent Eugene Craddock rendit l’âme comme on dépose ses armes au vestiaire, à bout de souffle, de paroles et de rock’n’roll, après son dix-millième Be-Bop-A-Lula, qui portait désormais tout le malheur du monde et sonnait comme une marche funèbre. On lui avait pourtant répété, chez les marines, qu’aucun GI ne triomphe jamais tout seul de l’adversaire, d’un bastion ennemi, fût-il le meilleur de sa promotion... Et qu’on n’abandonne pas un copain au feu.
Là-haut, en faisant chauffer les nuages, Eddie Cochran l’attendait déjà avec une poignée de nouveaux titres qui auraient rendu fous tous les boss de Capitol, Liberty et tutti quanti réunis.
Ce que la vie faisait de mieux.
Il avait toujours su recevoir.
Alain..

Site sur le son et l' enregistrement de Claude Gendre http://claude.gendre.free.fr/
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