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15-Les disparus 1 " Eddie COCHRAN "

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hencot
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15-Les disparus 1 " Eddie COCHRAN "

Message par hencot »

Good night, Eddie Cochran
Même les taxis dérapent sous la pluie. Surtout lorsqu’ils courent derrière un avion, et qu’ils ont le rock’n’roll à bord, qu’ils transportent le blues en personne. A l’arrière de celui-là, ce samedi soir, il y a deux musiciens de 21 et 25 ans, à une époque où c’était presque l’âge de la majorité : Eddie Cochran et Gene Vincent. C'est-à-dire Be-Bop-A-Lula et Summertime Blues réunis. Autant dire une bombe, le convoi le plus explosif de la musique populaire américaine : ces deux-là sont assis sur un volcan, et mettent le feu partout où ils passent, rien qu’à leur façon d’entrer dans la pièce ou de vous dévisager, de commander une bière ou d’envoyer la monnaie : ils sont la fureur de vivre incarnée, cinq ans après l’« autre » et tout aussi rangés que rebelles. Rien ne peut leur résister, leur arriver. Ici, ils sont les rois.
On est en avril 1960, le 16 exactement, sur la route de Londres, tout près de Chippenham, Wiltshire, à Rowden Hill, et il a fait un temps pourri, un vrai printemps anglais toute la journée, à ne pas mettre un chanteur, ni d’ailleurs un spectateur dehors. Le genre de climat auquel on ne s’habitue jamais tout à fait si l’on est né dans le Minnesota comme l’un, Edward Raymond Cochran, ou en Virginie comme l’autre, Vincent Eugene Craddock, a fortiori si l’on ne passe que deux mois dans le pays, pour une tournée menée tambour battant à travers les clubs, avec la vedette locale Billy Fury : Leeds, Birmingham, Liverpool, Newcastle, Manchester, Londres, Wembley, Ecosse, pays de Galles, plus la BBC, ABC TV, Granada, Piccadilly Studios, etc. Même pas le temps d’apercevoir le décor autrement qu’à travers des vitres de Bentley et des fenêtres de Bristol : pour les deux enfants terribles du rock, qui s’entendent comme larrons en foire et se répondent chaque soir en scène, Blue Jean Bop contre Twenty Flight Rock, Say Mama contre C'mon Everybody et tutti quanti, l’Angleterre est une légende, une nuée de fans en nattes, un interminable plateau de télé et un éternel couloir de coulisses, une usine d’autographes à la chaîne avec des petites ouvrières qui vous couvrent de rouge baiser à chaque gare en hurlant votre prénom avec un accent curieux. Une prison dorée, qui les célèbre bien plus que leur pays natal, les adopte et les adule : que demander de plus? Ils dament le pion à Elvis lui-même, qu’on appelle ici Cliff! Et les jours se confondent avec les nuits, les fans avec les fantasmes, les loges avec les chambres, les rocks avec les slows : living on stage, on the air tonight and co, dreaming backstage, à se demander quel jour on est et dans quelle dimension, puisque dans la rue, chaque inconnu a l’air de vous connaître et vous traite comme un copain d’enfance. Hey Gene ! Hello, Eddie ! On doit rêver, et à peine a-t-on le temps de se réveiller que le film reprend : séances photos, dédicaces, interviews, balances, filages, maquillage, etc., on the road again. « Vous connaissez Norrie Paramor ? » « This is Hank Marvin ! » « Hey ! I’m Gene Vincent! » Ils sont au paradis, sur la planète du rock, l’étoile des étoiles, planent dans un de ces contes de fées où l’on est Gulliver, et surtout qu’on ne les dérange pas : c’est leur seconde d’éternité!
Ici, on aime le rock’n’roll, le vrai, celui des racines et des caves, qui a la peau bronzée et la danse de Saint-Guy, la fièvre au corps et le feu aux talons, et tout artiste en voie d’être révélé aux Etats-Unis se doit d’être d’abord confirmé, en quelque sorte adoubé, en Grande-Bretagne, au point qu’en ces années 60 où le rock est menacé par le twist qui sera lui-même éclipsé par le madison, le jerk, etc., ils n’arrêtent pas de se croiser dans les couloirs de la Beeb (BBC) comme dans une rue de Nashville, avec des airs espiègles de gamins qui ont joué un bon tour au surveillant général du lycée, sèchent le cours et draguent en plus la prof de musique. Dans leurs chambres d’hôtel, où ils sont les enfants terribles, vident les frigos, font des concours de caprices et blanchissent leurs nuits de vieux blues, ils entendent leurs noms dans le poste comme on se découvrirait gagnant d’un jeu radiophonique, « Gene Vincent tire le gros lot », et se pincent pour bien se convaincre que tout cela est vrai, et que le sifflet de la cour de récréation ne va pas résonner soudain, pour les renvoyer dare-dare en cours de mathématiques, eux qui ont quitté l’école à 16 ans. Ils planent, boivent au goulot avec les pieds sur le cosy, jouent aux sales gosses pour des photographes à peine plus vieux qu’eux, et prennent des poses pour une postérité, lancée à fond de train, qui va les rattraper plus vite qu’ils ne croient. Sur les portraits, ils s’accrochent à leurs guitares comme à des proues de navire, ces femmes-sirènes qui ornaient les têtes de galère au Nickelodeon voisin, et leur donnent même des prénoms de petites amies, Lucy, Peggy, Molly, Minnie, Lucille, Suzy, qui deviennent aussi des chansons : la consécration. N’ont-elles pas le même galbe suggestif entre leurs doigts malhabiles, à se demander lesquelles les attirent le plus, des hanches de bois et des courbes électriques, quand ils y bercent leur dernier-né en stéréo?
Ils se frottent à la gloire, friment en essayant de retrouver ce fameux regard en dessous que Jimmy arborait au dernier jour, avant la ligne droite, ou cette moue insolente qu’Elvis décoche comme une flèche à chaque objectif qui passe, comme si c’était une fille à tomber. Ils s’exercent, s’imitent, se scrutent du coin de l’œil dans les coulisses et les aéroports, en se demandant quel hit ou quel riff l’autre peut bien ourdir en ce moment, derrière son sourire de premier communiant, qui sera au top demain, rallument encore une fois la radio juste pour s’assurer d’exister : « Maman c’est moi ! » Pour un peu, ils s’espionneraient, se faucheraient les partitions comme des copies, des copines, et quand une chanson est bonne, ils se jettent tous dessus comme un seul homme, pour en faire leur version, la « couvrir ». A chacun sa longue et grande Sally, son Memphis Tennessee ou sa Bony Moronie. Un rock est un rock, et la vie dure deux minutes trente, quand on a tiré la bonne face. Qu’y a-t-il d’autre au monde qu’un bon slide barré sur une six cordes, je vous le demande, sinon prendre une fan par la taille et tenir soudain le ciel dans sa main?
Eddie, lui, n’est pas comme ça, car il n’en a pas besoin : il a de l’or au bout des doigts, des hits plein les mains, depuis ce jour de 1950 où il a acheté à 12 ans sa première guitare, puis monté son premier groupe à Bells Garden, LA. Le reste allait de soi : premiers enregistrements à 15 ans avec son quasi-homonyme Hank Cochran, au point de se rebaptiser les... Cochran Brothers alors qu’ils se connaissent de la veille, rencontre dans un magasin de disques avec son alter ego Jerry Capehart, tour à tour batteur, parolier, manager, mentor, et choc de sa vie en découvrant en concert à Dallas un certain Elvis, auquel il fera tout pour s’identifier, jusqu’à enregistrer à son tour Blue Suede Shoes et Long Tall Sally, comme l’autre, comme « le grand » (d’autant plus que vingt-cinq centimètres les séparent). Des nuits entières, il se projettera dans les photos du maître comme on se cherche dans un miroir, testera des sourires et travaillera des regards, jonglera devant son armoire à glace avec sa guitare débranchée et des micros, des caméras imaginaires en esquissant le célèbre jeu de reins, pivotant sur place avec la Gibson en bandoulière, construira pas à pas, geste à geste son personnage qui ne doit rien avoir à envier à personne, c’est-à-dire à « lui ». Des jours entiers, comme des millions de teenagers, il essaiera le cuir, les franges, le ceinturon, en pestant contre sa petite taille et l’exiguïté de la pièce, de sa vie antérieure. Jusqu’à ce qu’il se sente prêt. Que ce soit son tour. Premier contrat discographique en 1956, apparition dans le film mythique La Blonde et moi où il interprète Twenty Flight Rock et rencontre Gene Vincent, premier hit dans la foulée avec une ballade qui n’est même pas de lui, Sittin’ In The Balcony, classée dix-huitième dans le « Top 20 ».
Les succès claquent ensuite comme des coups de fouet : Summertime Blues et C'mon Everybody en 1958, Something Else en 59, etc. Quasiment du hard, sinon du punk, pour l’époque, avec pour seul objectif de coiffer Presley sur son propre terrain, et un avantage certain : Cochran écrit, enfin, il compose, et plutôt bien, manie la guitare comme personne. Il fait mouche à chaque fois, et le King lui-même ne détesterait pas reprendre un ou deux titres de ce petit prince, ce dauphin électrique, s’il consentait à travailler pour lui. Après tout, ne sont-ils pas tous deux venus du sud, Minnesota contre Mississippi, avec ce goût du blues qui râpe la gorge, met le feu aux tripes et les filles des premiers rangs dans tous leurs états? Même en langue rock, qui n’a que six pieds et trois accords, il n’existe pas de mots assez fous pour dire le tempo de vos tempes et la lave de vos veines lorsque la musique monte en vous, vous traverse en un éclair et vous brûle les lèvres, pour prendre votre pouls quand la guitare s’allume et vous raconte une fois de plus sa vie. Et cette histoire-là, notre héros la connaît comme sa poche, parce que c’est la sienne.
Et lorsqu’un spectateur éméché provoque en scène le petit Eddie, pantalon de cuir noir et veste rouge assortie à la gratte, il n’hésite pas à lui répondre du tac au tac au micro, debout sur ses ergots et à la façon du Roi créole : « Si vous cherchez la bagarre, vous êtes tombé au bon endroit. Je vous attends en coulisses après le spectacle pour régler ça entre hommes ! » Le « boss » n’aurait pas dit mieux : ils sont faits pour s’entendre, et l’autre le voit grandir avec intérêt, comme le maître scrute l’élève. A coup sûr, il faut qu’ils en parlent, qu’ils fassent un bœuf ou quelque chose comme ça, un set chez Ed Sullivan, Alan Freed ou une virée à Tin Pan Alley, d’autant plus qu’avec la différence de taille, il n’aura pas de mal à le dominer, car on ne provoque pas impunément un roi. Car si Gene Vincent donne déjà du mou et sera plus ou moins l’homme d’un seul titre, quasiment une onomatopée, Eddie est l’homme d’une carrière, et porte en lui des trésors : c’est un créateur, comme Pomus et Shuman, Leiber et Stoller et les autres, et qui, en plus, chante : autant dire une espèce rare, en ces temps d’interprètes purs et de chansons sur mesure. Un songwriter : tout ce qu’Elvis Aaron Presley aurait aimé être, pour avoir la paix et voler de ses propres ailes, vaincre à la première personne. Alors il lui fait des signes, en sortant de plateau, see you later et tout le toutim.
Mais ils n’en auront pas le temps : Eddie est sur la liste... le monument aux morts du rock. Chanter, ici, c’est comme débarquer en première ligne à Guadalcanal, on ne sait jamais de quel côté du sablier on sera la minute d’après : ça ne s’explique pas. On vit tant de vies en une seule qu’on les épuise vite toutes, si l’on n’y prend pas garde. Et Eddie n’arrête pas de poser, de répéter, de répondre, de donner. C'est dans sa nature : il paye cash. Le temps passe si vite quand on a 20 ans dans les années 60, et qu’on est en plus le premier de sa classe. Il se compte en disques, concerts, interviews, avions, séances, et le jour et la nuit ont la même couleur à une certaine heure de studio : un blanc laiteux, inodore, clinique, et une même odeur de tabac froid et de sueur moite quel que soit votre côté de l’Atlantique, avec des disques d’or qui s’éteignent aux murs du petit matin et des baffles qui vous bégaient un sempiternel refrain boiteux, si la pêche, la prise quotidienne a été mauvaise. Alors, célèbre ou pas, on lutte contre le sommeil et on repousse le moment de rentrer dans la même chambre d’hôtel qu’hier, même si c’était ailleurs, et l’on se repasse confusément la bande de la journée écoulée, toutes ces portes et ces portières sur l’inconnu, ces questions et ces recommandations, ces présentations et ces louanges furtives qu’on a à peine le temps d’entendre qu’on est déjà passé à une autre histoire, les « C'est par là, le taxi nous attend, si vous voulez bien me faire l’honneur, après vous, sir », dignes d’un rêve MGM, d’une nuit au Paramount.
Voilà qu’on leur parle comme à des vieux, qu’on les traite en parents, pour les conduire à des galas où ils incarneront pourtant la révolte adolescente : shocking. Qu’ils vivent en décapotable, tout juste tombés de leur scooter. Les villes étrangères sont peuplées de taxis, habités par des chauffeurs qui n’ont qu’une seule idée en tête : vous faire signer tout ce qui leur tombe sous la main en vous appelant par votre petit nom comme si vous aviez grandi dans leur véhicule, et vous brancher tel un transistor. Et vous vous entendez marmonner sans cesse la même formule, dérisoire et magique : « Hey, I’m Eddie Cochran », comme si vous vouliez vous en assurer vous-même, si vous aviez besoin de vérifier toutes les dix minutes que c’était bien vous le héros du film, et que la caméra tournait pour de bon. « C'était bien? » « Vous étiez parfait! » Quatre ans maintenant qu’il entendait cela, sous tous les angles et toutes les latitudes, avec autant de plaisir que de perplexité, et qu’il tâchait de garder la tête sur les épaules, pas hautes en ce qui le concernait. Et il aurait déjà pu écrire un guide sur l’Amérique profonde tellement il l’avait sillonnée de long en large, du Wyoming au Kentucky, lui qui n’était jamais sorti de sa province jusqu’à 17 ans, lorsque toute la famille avait déménagé pour la Californie, autant dire le succès. Les cinq frères et sœurs avaient suivi le mouvement, et le petit dernier ne s’était pas fait prier : même en country music, on trouve plus de producteurs sous un palmier qu’à l’ombre d’un cactus. Avant, il y avait eu les cours de batterie, de piano, de guitare, dans la roue de son frère Bob, comme si, par tradition, il voulait assimiler toute la musique à la fois, et ces leçons de vie que lui prodiguait l’énorme radio, vraie compagne de ses nuits et objet de tous ses désirs. C'était là qu’il apprenait vraiment le métier, en écoutant ses pairs, et qu’il avait surtout appris la mort du grand Hank Williams, l’auteur de Jambalaya, à 29 ans, le 1er janvier 1953, un jour maudit pour la musique.
Le genre de nouvelle dont on ne se remet pas de la semaine, et qui vous fait douter de tout et même de l’existence de Dieu, enfin, de Gene Autry, surtout si le poste se met à vous diffuser sans interruption tous les Lovesick Blues, I’m So Lonesome I Could Cry, Long Gone Lonesome Blues, Why Don’t You Love Me ?, Moanin’ The Blues, Cold, Cold Heart, Hey Good Lookin’, Your Cheatin’ Heart, Take These Chains From My Heart de la terre. Le meilleur de Hank, chez qui tout était bon, sauf l’étoile. Sur la banquette arrière de la Cadillac qui emmenait ce jour-là l’artiste dans l’Ohio, bourré de vitamines et de morphine pour calmer son éternel mal de dos, on retrouva les paroles d’une chanson inachevée qui s’intitulait Then Came That Fateful Day (Et vint ce jour fatal), en somme son testament musical, et comme son dernier titre, sorti quelques semaines auparavant, s’appelait lui-même I’ll Never Get Out Of This World Alive (Je ne sortirai pas de ce monde vivant), on pouvait en déduire que le bonhomme avait de la suite dans les idées, et il y avait là de quoi flanquer le blues, ou plutôt la country, à toute une colonie de chanteurs en herbe. Et comme en outre, le chauffeur improvisé de la star n’avait que 17 ans, Eddie s’était raconté que cela aurait pu être lui, et qu’il l’aurait bien entendu sauvé au tout dernier moment, comme dans un film : « Tenez bon, Hank, je fonce vers l’hôpital, on va y arriver! Encore quelques miles... » Il aurait fait quelque chose. On ne mourait pas comme ça, pas à 29 ans et avec un tel destin devant soi, on n’avait pas le droit. Parti comme il l’était, ce gars-là avait encore des milliers de choses à apporter, et le jeune Eddie, les yeux dans les yeux de sa guitare, se répétait qu’un créateur ne pouvait pas disparaître avant d’avoir tout dit, rempli en somme sa mission.
C'était comme une obligation supérieure, une de ces choses qu’un arbre ou un vulgaire cancer ne peuvent arrêter : écrire, jouer, témoigner. Hank Williams le séduisait autant par son unité de style que par son côté prolifique : des ballades en forme de country blues qui racontaient toujours la même histoire et composaient une sorte de mosaïque américaine, le journal de bord du pays. Des chroniques où il passait si subtilement du « je » au « on », de lui aux autres, qu’on ne pouvait pas manquer de s’y reconnaître un jour, d’y retrouver son voisin, et de se sentir tout simplement proche des autres, c’est-à-dire humain. Des tranches de vie, légères comme des feuilles de calendrier, qui ne se payaient pas de mots et allaient droit à l’essentiel comme dans toute bonne country song qui se respecte : à la terre, au ciel et à la famille, à la solitude dans le désert des villes ou sous un toit d’étoiles. Mais aussi à la violence et l’oisiveté, aux grands sentiments. Tout ce qui le nourrissait après minuit sur sa première Gibson, quand il y rejouait d’oreille les morceaux de la grosse Brunswick à œil vert et grandes ondes, avec son guitariste de frère en accompagnement. Certes, ce n’était pas vraiment son propos à lui, puisqu’il n’avait à la mort de l’artiste que la moitié de son âge et aurait presque pu être son fils, mais il y reconnaissait sa propre démarche, et admirait sa créativité. On avait l’impression qu’il avait voulu tout donner sur-le-champ, et il avait tapé à chaque fois dans le mille : la définition d’un auteur-interprète comme il l’entendait, droit dans ses bottes. Pendant des semaines, il dévora les articles qui évoquaient la star défunte.
On racontait qu’il avait souffert toute sa vie du dos, et avait donc bu toute sa vie, finalement si courte, pour apaiser cette douleur. Qu’il avait perdu son père à 7 ans et cassé à 12 la figure à son prof de gym. Qu’il arrivait fin saoul à la radio et s’en fit licencier manu militari, comme plus tard du Grand Ole Opry. Qu’il décrocha douze numéros un en dix ans – 12 ! – et chanta même sous un pseudonyme, « Luke the drifter », pour exprimer tous ses talents. Qu’il fut « repris » par tous ses contemporains, managé par sa famille, adulé par son pays à 20 ans. Tout ce dont un artiste en gestation comme lui pouvait rêver, à part cette nouvelle brutale qui était tombée de la même radio au lendemain du réveillon et lui signifiait que sa voix chanterait désormais à l’imparfait, que le honky tonk en personne était mort. « Hank William’s gone ».
C'était à cette époque qu’Eddie était passé aux choses sérieuses, avait franchi cette fameuse ligne dont parlerait bientôt le jeune Cash. Qu’il avait monté son premier groupe et rencontré cet autre Hank, country-man de trois ans son aîné qui portait en outre son nom et deviendrait son frère de scène. Qu’il avait pris à sa manière le relais dans ce même hillbilly et entamé sa propre course à l’abîme, ou, si l’on préfère, à la gloire, en rendant hommage au chanteur perdu de sa radio, dans une chanson, Two Blue Singing Stars, qui célébrait Williams et Jimmie Rodgers, autre disparu de taille à 36 ans : « One is a true blue yodeler/He yodeled his way to fame/The other blue star is from Alabama/I need not call his name/ They seem to be so happy in their heavenly home/They’re singin’ with the angels around God’s golden throne/Someday there’ll be a grand reunion/It’ll be a heavenly affair/When we pass through those pearly gates/And meet our friends up there ». Qu’il avait vécu à la fois les premières et dernières années de sa carrière, sans perdre une seconde, à fond les manettes : tous ses hits ressembleraient à une course-poursuite, une lutte avec le temps, avec leur beat saccadé, leur rythme frénétique, leurs ruptures intempestives, que l’enregistrement multipistes accentuait.
La vie était une affaire bizarre, dans le show-business : pas le même tempo, timing que dehors. On attend pendant des heures des instants qui passent à la vitesse du son, comme un gamin guette un météore, on traque des semaines entières quelques secondes éternelles, on grimpe inlassablement à des montagnes dont on retombe aussitôt, pour y remonter le lendemain, à la manière de petits Sisyphe. On passe une vie à raconter en scène des histoires d’un soir, cinquante ans à rechanter trois minutes usées jusqu’à la corde. Mais quelle que fût la route, Eddie ne perdait jamais tout à fait Hank de vue, gardait le souvenir d’une énorme Cadillac blanche dans son rétroviseur, avec un môme au volant et un vieux chanteur de même pas 30 ans à l’arrière, qui rédigeait ses couplets telles des dernières volontés, écrivait contre la mort. Partir dans les bras d’une chanson, quand on y avait consacré sa vie, c’était entrer tout droit dans la légende, mieux encore que tomber en scène, un ticket gagnant pour l’éternité. Il aurait bien aimé aller aussi jusque-là, le plus tard et le plus loin possible, s’offrir une fin de musicals Metro, qui se terminent toujours bien, même au paradis. Mais quel rendez-vous l’attendait à la coda? Avec ses airs d’éternel gamin, il faisait partie de cette génération pour laquelle Porsche rimerait à vie avec Jimmy Dean et Martini Dry avec Bogey, et on ne sortait pas toujours indemne d’une telle époque.
Depuis ce jour-là, datant d’à peine sept ans, Eddie a tout vécu, vu, chanté à son tour, et il n’a pourtant que 21 ans lorsqu’il termine au printemps 1960 sa deuxième tournée anglaise, épuisé et ravi. Ecumer la campagne britannique avec Gene Vincent n’est pas chose évidente, on y compte plus de tournées générales que de nuits de sommeil, et vous ne faites pas un pas sans qu’une chanson, une fan ou un souvenir vous fasse de l’œil. Autant vous pouvez toujours courir lorsque l’inspiration vous quitte, exactement comme une fille fait ses malles, autant vous transformez dans les bons moments tout en chanson, absolument tout : le sourire appuyé de l’hôtesse et l’écho de Big Ben, le documentaire de la TV et les violons de l’ascenseur, le crépuscule sur le fleuve et la lettre de votre dulcinée, il suffit de se pencher, ou de plonger dans un regard pour en cueillir une, et quand d’aventure vos auteurs sont aussi du voyage, que vous avez votre gratte sur vous et que vous faites tous vos enregistrements vous-même – les « rere », comme on dit familièrement pour « rerecording », consistant à graver un instrument par piste –, alors, vous n’êtes pas sorti de l’auberge. D’un seul coup vos journées font quarante-huit heures, vous disparaissez sous les bandes et les épreuves des titres, vous testez le lendemain sur scène l’idée de la veille et remettez cela la nuit suivante dans votre chambre pour peaufiner le tout, et cela vous donne comme par hasard l’idée d’un nouveau sujet à traiter, fût-ce à l’aide de ces « vitamines » à nom de médicament qui éclosent sous une route de rocker comme l’herbe sous les pas de l’autre. La vie d’artiste, qu’ils appellent ça. Et comme Eddie n’est pas le dernier à faire la fête, ni le premier à se coucher, et qu’en vrai musicien, il n’aime rien tant que se mélanger, partager, collaborer, il n’est pas rare qu’il travaille à une dizaine de titres, d’enregistrements à la fois, pour lui et les autres. Déjà plus de mille séances, galas, photos, maquettes derrière lui, à l’âge où l’on referme la porte du pensionnat pour servir sous les drapeaux : toute une carrière.
En trois mois, il a tellement joué qu’il n’a plus soufflé, et ce n’est pas sans plaisir qu’il envisage son retour au bercail, comme on redescend sur terre. Enfin arrive ce dernier concert à l’Hippodrome de Bristol, devant un public en délire. Juste le temps de sauter dans le taxi, une Ford Consul crème conduite par un certain... George Martin, qui n’a rien à voir avec l’autre, d’ailleurs encore anonyme, de s’entasser à quatre dans le véhicule en riant encore de leur sortie précipitée. A l’arrière, Gene, Eddie, et la fiancée de ce dernier, la pulpeuse Sharon Sheeley, qui fête juste ses 20 ans, lui sourit et lui a écrit les paroles d’un tube qui deviendra un standard : Somethin’ Else (en France : Elle est terrible). Et, pour le coup, elle l’est vraiment : d’ailleurs elle vient d’offrir un numéro un à Ricky Nelson, le superbe Poor Little Fool, et va le faire pour Elvis. C'est son ex-fiancé Don Everly qui l’a présentée à Eddie, il y a deux ans, et ils ne se quittent plus. A l’avant, un copain et collaborateur, Patrick Tomkins, qui occupe la fameuse « place du mort », même s’il ne jouera pas aujourd’hui ce rôle. D’un commun accord, ils ont décidé de finir la nuit à Londres, distante de 190 kilomètres, d’où ils regagneront demain l’aéroport d’Heathrow pour un départ prévu à treize heures, Eddie et Sharon pour les Etats-Unis, et Gene pour Paris où il est quasiment une idole et doit passer une semaine, faire le Golf Drouot et tout ça. Avec un peu de chance, ils auront dimanche leur avion, mais ça ne serait pas pour déplaire à Eddie de le rater : il a horreur des avions, surtout depuis que son ami et collègue Buddy Holly s’est tué l’an dernier au même âge dans un crash en tournée avec le jeune Ritchie Valens et le gros Big Bopper. Ils n’avaient tous qu’une vingtaine d’années, 17 même pour Valens, et avaient fini en tas de ferraille au milieu de leurs guitares et amplis : un gâchis.
Au souvenir du crash, Eddie en frissonne encore : il devait être de la tournée, et a changé d’avis au dernier moment. Pour conjurer le sort et perpétuer la flamme, il en a même fait immédiatement avec Tommy Dee une chanson en forme de requiem, enregistrée le même mois et demeurée inédite, comme par superstition : Three Stars. Tout y est, avec un couplet par personne et un hommage à chacun, bientôt prémonitoire : « Buddy I can still see you, with that shy green on your face.../Now not many people actually knew you/ Understood how you felt.../Looking up in the sky, up towards the north/There are three new stars, brightly shining forth/ They’re shining, so bright from heaven above... ». Alors, les avions, et même les aéroports, enfin, tout ce qui a des hélices et des ailes, il déteste, fuit comme la peste, et se dit en serrant les dents qu’un jour, il tombera à son tour de là-haut : accident du travail, en quelque sorte. L'avion, c’est un peu leur taxi à eux.
Et chaque fois qu’il met le pied sur un tarmac, il retrouve son bon vieux frisson, toujours le même, ce petit pincement de cœur qui lui remonte d’en bas et envahit le tout dès que s’allument dans la nuit les premières lueurs de cockpit, ces lucioles muettes ou comètes horizontales qui se préparent à atterrir au ralenti et tournent autour de la piste comme autour d’une proie. Son ballet des ombres, sa ronde de l’aube à lui, au point qu’au Majestic, il est sorti en pleine séance de « Bombardier B 52 », n’a pas attendu la fin du « Tigre du ciel ». Tout à l’heure, demain, il sera là-dedans, dans l’un ou l’autre de ces coucous, à compter les secondes du décollage – le pire moment et le plus dangereux, c’est bien connu –, à s’accrocher au siège et à l’avant-bras de Sharon, la seule qui le connaisse vraiment, et il aura peur, froid et chaud à la fois, comme à chaque fois, pendant les dix heures du voyage. Destination LA, via New York. Il guettera le plafond, la carlingue, l’hôtesse avec un regard désemparé, et cherchera à s’oublier, fermera les yeux en retenant son souffle, feindra en sueur l’indifférence, et elle s’esclaffera à nouveau, pour lui remonter le moral. Hold on, Eddie ! You’re a star and stars don’t fall. C'est leur code. Alors il serrera les poings quelques secondes, un instant d’éternité, se fera tout petit dans son siège, une fourmi ou un point dans le ciel, mais là, il est encore sur scène, autant dire un géant, et se refait le film du concert, sa sortie et son rappel avec Gene, qui le dépasse d’une bonne tête, nerveux comme pas deux. Avec son mètre soixante et ses cinquante-deux kilos (il chausse du 37 et ne trouve jamais chaussure à son pied, selon Jerry Capehart), Eddie est un poids plume, un rocker de poche, un Presley modèle réduit, gominé comme un grand, moue rebelle et banane nickel, mais il a la rage au ventre, et il faut le voir attaquer Cut Across Shorty pour le comprendre. Il en veut. Il dégage, il « donne ». N’a-t-il pas déjà produit, en tant qu’arrangeur, ses amis Johnny Burnette et justement Gene Vincent (Git it) ?
Il est 23 h 50.
Une dernière fois, il regarde sa montre, comme on effectuerait un compte à rebours, n’entend même plus la voix de Gene qui plaisante à côté, se dit que la vie a tout de même du bon par ici et que demain à la même heure, il sera au pays de ses ancêtres, à rigoler dans son rétroviseur, dépouiller son courrier et téléphoner aux vieux qui ne l’ont pas vu depuis Noël : une éternité. Sortie du viaduc, à l’entrée de la ville. Il se tourne vers Sharon pour lui dire de ne pas oublier quelque chose, voit dans ses yeux passer un éclair de panique, une lueur inconnue, le souffle de l’indicible, lorsque soudain le taxi dérape sur le bitume détrempé, et quitte la route dans un crissement de pneus strident, comme au cinéma. La scène dure moins de temps qu’un cri, juste une seconde incroyable, longue comme la nuit, et le pare-brise se déchire devant lui quand la Ford percute à fond de train un réverbère. La violence de l’accident a été aussi brève que brutale, sèche comme un coup de fouet, et tout le monde est sous le choc, fracturé de toutes parts, sauf bizarrement le chauffeur. Mais de tous, Eddie est de loin le plus mal en point, inanimé avec ces vilaines marques sur le côté gauche du visage et cet air de poupée brisée, interloqué, figé contre le dossier de la banquette avant. Un ange blessé.
Un crachin timide tombe sur la chaussée, des gouttes légères et tièdes comme des pétales de roses lui effleurent la joue, glissent sur ses doigts inertes, vides de musique. Il ne sent rien, n’a rien compris à ce qui vient d’arriver, juste le temps de se dire qu’il serait en retard à la maison et qu’il a donné ce soir-là un sacré bon concert, peut-être le meilleur de la série. Mais il faudra voir à améliorer les enchaînements, accélérer l’intro de Hallelujah I Love Her So, trop molle par rapport à l’original de Ray. Et puis conclure par I Remember, un slow d’enfer comme il les aime. L'anatole a du bon. Faire réviser sa G6120W modèle 57, son bolide à musique fauve qui sonne trop métallique dans les aigus, et rajouter de l’overdub, c’est-à-dire de l’écho, son truc à lui, pour amplifier l’effet, « grossir le son » et faire chauffer les filles des premiers rangs. Il a sommeil, maintenant, et se dit qu’une route, ce n’est pas un endroit pour s’endormir. Alors, on le traîne sur le bas-côté, sans doute pour le coucher quelque part, le dorloter un peu, et quelqu’un recommande au loin de « faire attention à lui ». « Attention à la tête, les vertèbres sont peut-être touchées. » Bien dit, car sa tête, il y tient : Eddie est beau mec, il le sait, et avec sa petite taille, les filles ont envie de le bercer, le consoler de tous les malheurs du monde : de l’aimer, ce qui est capital pour un chanteur, au temps des teenagers. Après tout, Frankie Sinatra n’est-il pas aussi un petit format? « Allongez-lui les jambes, vite. Le bras, tenez le bras, il glisse. » Il y a intérêt, parce que son bras, c’est sa gratte, son instrument de travail, cette Gretsch flambante cuivre qui a remplacé sa Gibson des débuts et qu’il oppose à la Fender Stratocaster de ses confrères, et sans elle, il est comme manchot, muet, impuissant. Rien, quoi ! En outre, c’est avec elle qu’il flirte et collabore avec Shirley ! « Soulevez-lui la nuque, et épongez-le un peu, ça saigne. » Qui parle? Peut-être Jerry Capehart, son compagnon de toutes les routes? Mais non, ce n’est pas la voix de Jerry, et d’ailleurs il n’est pas du voyage ! Tout à l’heure, une fille aux couettes est venue lui éponger le front après son medley, recueillir sa sueur comme la manne sacrée.... Quel âge pouvait-elle bien avoir, 14, 15, 16 ? Mineure en tout cas, et pourtant toutes ses dents ! Wow ! Sans doute la même qui hurlera la semaine prochaine « Cliiiiiiiiifffff ! » au même endroit, et ensuite « Adam ! » ou « Jerry Lee » ! Tu parles ! Lui, c’est dans les rocks qu’il appâte et dans les slows qu’il emballe, avec un sourire de velours et un rictus étudié à la Elvis, en plus doux, version junior : il ne ferait pas de mal à une mouche, ni à une fan. A chacun son truc. Et avec Gene, la partie est toujours serrée, parce que l’autre la leur joue rebelle, à la Jimmy Dean. Eddie serait plutôt du genre « bon garçon », « fils des voisins » ou un truc comme ça, presque Sal Mineo par la taille et le côté poupin : un collégien. « Tenez-le bien, on va le soulever, doucement, un, deux... » Est-ce qu’on le porterait en triomphe, des fois, est-ce qu’il aurait forcé sur la machine, peut-être évanoui sur scène ou en coulisses? Ce doit être ça, il est tombé dans les pommes comme un boxeur sonné, groggy en sortant du show, après le dernier round, mais en vainqueur, champion du monde du rock. Maintenant, il va se réveiller, entrouvrir les paupières, et puis se relever doucement, bien gentiment : n’a-t-il pas une séance d’enregistrement prévue avec Snuffy Garrett à son arrivée au pays? Dehors, le taxi attend, et doit sacrément s’impatienter, avec cette circulation. Dans le noir, il recherche la main de Sharon, qu’il connaît par cœur, mais n’étreint qu’une poignée d’herbe et de terre, ce sol anglais qu’il a embrasé trois mois de suite et qui l’aspire aujourd’hui tout entier. Juste retour des choses pour une graine d’Irlandais. Mais où est-il au juste, que s’est-il passé, pourquoi cette situation ridicule? Qui l’a allongé de tout son long sur ce trottoir inconnu en hiver? Où sont ses musiciens, Bill Stark, Eric Ford, Joe Brown, Jerry, Brian, Red et les autres, les Vernon Girls et leur « screams »?
Il essaie d’appeler Gene, Sharon, quelqu’un, mais rien ne sort, pas un mot ni une note, il a perdu le son, n’arrive même pas jusqu’au bout de ses doigts pour faire signe au batteur, chercher de l’aide chez le régisseur, et on lui a soudain coupé l’éclairage, vidé la salle. Quelque chose ne va pas, et il voudrait rentrer, maintenant : un show ne doit jamais être trop long, sous peine de détruire ses effets, et cette histoire n’a que trop duré. « Couvrez-le, qu’il ne prenne pas froid, tirez bien sur la couverture. » Evidemment, puisqu’il rechante lundi, et qu’il n’est pas du genre à annuler une session. La scène, c’est sa vie, sa respiration, son horizon, et le studio aussi, quasiment une seconde adresse : Eddie Cochran, Gold Star, East Hollywood. Il en ferait même le matin, s’il pouvait! Il est né pour ça! Et il vient de tester tous ceux d’Angleterre, Piccadilly, Granada etc. Allez, debout, maintenant, il faut réunir ses forces, et hop, stand up! L'entracte est terminé. Encore quelques reprises, une poignée d’autographes, un riff et un gimmick, et il faudra s’échapper, revenir backstage, ranger ses rêves jusqu’à demain, mettre Eddie de côté et redevenir Ray Edward, le fils du Minnesota. Le petit homme aux rêves de grand.
Dans moins de vingt-quatre heures, ce dimanche 17 avril à 16 h 10, il sera mort des suites de ses blessures à l’hôpital St Martin, notamment d’irréparables dommages au cerveau, et son pote Gene Vincent entrera sans le savoir dans la dernière partie de sa vie. Il ne sera plus jamais le même, portera désormais son deuil, avec sa nouvelle tenue de cuir noir qui inspirera elle-même un autre Vince, Taylor celui-là, et sa patte raide déjà victime d’un accident de moto, et à nouveau mise à rude épreuve. On a les guerres de Corée qu’on peut : leur front, c’est la scène, et leurs feux ceux de la rampe. Il n’aura aussi de cesse que de trinquer à sa mémoire et en deviendra définitivement alcoolique, orphelin à vie d’Eddie, 1938-1960, « our beloved son ». Génération perdue.
Il venait à peine d’enregistrer une chanson qui fera aussitôt un malheur dans les charts britanniques, avec son titre prémonitoire : Three Steps To Heaven, et un bide total aux Etats-Unis, et au verso Cherished Memories. Il a toujours eu la nostalgie de quelque chose. En catastrophe, sa maison de disques rebaptise son Greatest Hits, paru la semaine précédente, Memorial Album, histoire de ne pas rater le train de la postérité. Depuis toujours, il savait bien qu’il ne fallait pas prendre l’avion, et que le ciel lui jouerait un jour ou l’autre un mauvais tour. Mais il n’aurait jamais pensé périr ainsi sur la route du paradis, avec encore en tête la rumeur d’un stade entier qui reprenait avec lui son blues de l’été dernier, déjà si lointain. On n’imagine jamais qu’on puisse tomber à 21 ans, surtout lorsqu’on est monté sur le toit du monde. Plus précisément à 21 ans, 6 mois et 14 jours. Il lui arrivait d’ajouter sur ses autographes : « Don’t forget me ». Ce sera gagné.
Tout le monde fut blessé, sauf le chauffeur, qui fut condamné à cinquante livres d’amende – ou six mois d’emprisonnement par défaut – et une longue suspension de permis pour défaut de conduite ayant entraîné mort d’homme. L'année suivante, Gene Vincent revint sur les lieux et donna un concert anniversaire au Neeld Hall, mais tout cela paraissait si loin, si vieux, si flou, à un âge et une époque où tout bougeait tout le temps, où la génération montante vous poussait déjà dans la tombe, à peine entré dans la lumière.
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Alain..

Site sur le son et l' enregistrement de Claude Gendre http://claude.gendre.free.fr/
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