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14-Les disparus "Brian JONES "

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hencot
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14-Les disparus "Brian JONES "

Message par hencot »

BRIAN JONES
Le diable sans confession ou Le dandy au cœur de Pierre

Brian Jones avait le blues. Il l’avait dans la peau, dans les doigts, dans les cordes et dans son harmonica, entre autres instruments, dans sa collection de disques – l’une des plus impressionnantes du coin, à en faire pâlir Elton –, et dans ses rapports avec ce groupe qu’il avait fondé en 1962 et qui roulait aujourd’hui sa bosse sans lui. Et tout ça ne l’empêchait pas d’être un bon vivant, qui mourut néanmoins à 27 ans, d’une overdose d’héroïne et d’héroïnes – il avait déjà fait cinq enfants, dont quatre « illégitimes » ! –, de rock et de Chivas, de concessions et de compromissions, de feeling. Il avait le blues de Jagger et Richards, qui l’avaient supplanté allègrement, de ces Pierres lancées sans lui et de ces Beatles dont il aurait parfois aimé faire partie, dans une vie rangée, de ce représentant de l’establishment qu’il aurait pu devenir, Chambre des Lords et tout le cirque, de toutes ces carrières et ces vies qu’il aurait pu mener, et mena finalement en si peu de temps.
Car il avait tous les talents, et d’abord un très grand charme : sur les photos, il était toujours le Rolling Stone au costume cravate, comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences, le portrait vivant du « swinging London », couleurs mod et sapes fashion, chemise sans col et coupe à frange, Union Jack et cheveux en feu, tendance anti-Beatles, c’est-à-dire Cardin. Et sans doute le vrai visage, quasiment subliminal, du groupe, son éternel fantôme, le Swann de Jagger, une sorte d’ersatz de Mick et Keith. Et d’abord, c’était lui qui en avait choisi le nom, contre l’avis de tous, d’après une chanson de Muddy Waters : Rollin’ Stone Blues. Pas grand, avec son modeste mètre 68, pas spécialement joli garçon, quoique, pas toujours clair malgré sa blondeur diaphane et ses yeux bleus, mais toujours tiré à quatre épingles, cultivé et pour tout dire distingué, ce fils de pianistes qui portait pourtant beau et jouait d’une bonne vingtaine d’instruments, plaisait, et même tellement qu’il finissait par devenir un mouton noir, dans la société britannique des sixties. Un timide capable des pires audaces, un introverti intenable quand il se mettait hors de lui, sortait de ses gonds. En 1958, à 16 ans, il fait un enfant à sa girlfriend de l’époque, âgée de deux de moins et élève du collège voisin, et se retrouve au centre d’un véritable scandale local : le gosse finira à l’assistance publique, et le père en vadrouille à travers l’Europe, de Scandinavie en Allemagne. Et le sort d’une sœur cadette, née l’année suivante et pas davantage reconnue, ne vaut apparemment guère mieux.
Car si le jeune diplômé de physique-chimie n’a que deux choses en tête, les filles et la musique, à commencer par le blues, il n’a pas envie que celles-ci lui flanquent celui-là, et d’ailleurs, il n’est pas l’homme d’une seule femme. Il les séduit toutes, autant par son tact que par sa distance, par ses attentions que par sa distinction, car il ne ressemble à rien, avec ses airs de petit lord tombé dans la marmite du R&B, tout au moins du jazz, ses lettres et sa trop bonne éducation avec les dames. Et l’on ne sera pas surpris de le voir redevenir père à 19 ans, d’un petit Julian ainsi nommé en hommage au saxophoniste Julian « Cannonball » Adderley. Ça ne sort pas de la famille. La mère, Pat, a juste 16 ans et va connaître alors les vicissitudes de la vie d’artiste, suivant le musicien de galère en chimère, jusqu’à qu’il lui échappe définitivement, pour épouser au milieu des années 60 une certaine Linda Lawrence, dont il aura... un autre Julian (et qui épousera ensuite Donovan) ! De quoi justifier le futur slogan publicitaire du groupe, imaginé par son manager Andrew Loog Oldham : « Laisseriez-vous votre fille épouser un Rolling Stone » ? En tout cas pas celui-là! Brian est un papillon de nuit, qui va de club en pub, changeant chaque semaine de travail pour subsister, de conducteur de bus à charbonnier, et commence à se trouver des maîtres pour se trouver tout court : le virage s’appellera ici Alexis Korner, l’autre pilier du blues anglais avec John Mayall, qui l’invitera à le rejoindre à Londres et lui donnera sa première vraie chance. A défaut d’avoir la couleur de l’emploi, notre blondinet se baptisera alors Elmo Lewis, parce que cela sonne bien, presque black, et, des années plus tard, son mentor se produira avec Bill Wyman et Charlie Watts, alors rangés des Rolling Stones... Le monde est petit.
Et les groupes se succèdent : Chelton Six, Ramrods, sur fond de vieux bluesmen qui font des ronds sur son pick-up – Elmore James, Muddy Waters, Howlin’ Wolf, Sonny Boy Williamson, Jimmy Reed, Bo Diddley – et de virées entre Pitsbury Road et Moscow Road, qui l’entraînent loin de son Cheltenham natal. Et Brian se découvre, se révèle aux autres en même temps qu’à lui-même : derrière ses airs de ne pas y toucher, de dandy glacé, dont on ne sait plus quelle est la part de la pudeur et celle du dédain, c’est un leader, un organisateur qui s’affirme, même si sa passion des classiques semble lui interdire de s’investir complètement dans la composition, si l’interprète l’emportera toujours sur le créateur. Tout au long de ses sept années de Pierres Qui Roulent, et n’amasseront, dans son cas, pas mousse, il ne signera quasiment jamais de titre pour le groupe, mais en accompagnera et arrangera un grand nombre, apportant sans cesse une touche personnelle qui, au fond, lui ressemble bien : il a toujours été un être à part dans la vie, le type du coin de la photo, qui sourit dans sa barbe quand les autres prennent la pose ou parle à un enfant quand la famille Stone au complet scrute l’objectif : off. Plus tard, cela lui jouera des tours et le fera carrément sortir des clichés, tomber du groupe et finalement plonger dans l’éternelle piscine aux illusions. Mais pour le moment, sa distance est un plus, puisqu’elle attire tout le monde, femmes, potes et musiciens qui, comme chacun sait, n’appartiennent à aucune catégorie. Elle intrigue, fascine, hypnotise : qu’en dirait Brian, que ferait Brian, que peut donc penser Brian? Et Brian observe, contemple, compte les points, et a toujours le mot et le regard juste, la formule qu’il faut au bon moment, avec le sourire qui va de pair. Un type comme ça est précieux, et en plus, il plaît, rabat les filles comme une star, avec ses airs bon chic-mauvais genre, ses demi-mots et ses attentions feutrées. Un vrai chat siamois, quand il s’approche d’elles et les enveloppe d’un regard, les terrasse d’un compliment, les brusque juste ce qu’il faut et se fait caresser dans le sens du poil, en orfèvre du sentiment, accordeur de cœurs. Et puis, il sait causer comme personne à une guitare, de Miss Gibson à sa Lady Gretsch, en passant par les Rickenbacker, Les Paul et Harmony Stratotone : comme d’autres trouvent les mots, il a les notes, des sons au bout des doigts, des frissons plein la main, et de Carnaby à Chelsea, de Kensington à Notting Hill, on commence à parler de lui dans le milieu, il fait partie du décor, se rend indispensable. Le genre de gars dont on serait surpris qu’il n’arrive à rien tant il va partout, laisse sa patte, des rêves dans les yeux des filles et des souvenirs marrants chez les garçons. Sauvage, mais sympa. A part : c’est son style.
Et c’est ainsi qu’au soir du 7 avril 1962, où, dans la foulée d’Alexis Korner et de son Blues Incorporated, il se produit avec son partenaire Paul Bond au G-Club, à Ealing Broadway Station, deux jeunes gens de Dartford, dans le Kent, lui tombent dessus avec enthousiasme. Ils s’appellent « Little Boy Blue and the Blue Boys », dans le civil Michael Phillip Jagger et Keith Richards, et ont remis quelques semaines auparavant une cassette à Korner, qui n’a pas été moins enthousiaste; et là, ils sont subjugués par la version du duo de Dust My Blues, d’Elmore James : du bronze. Ce soir-là, le plus grand groupe de pop-rock de la deuxième moitié du siècle, après les Beatles, vient de naître, dans ce club obscur, aussi bruyant que brumeux, mais il ne le sait pas encore. C'est en fait Brian qui en aura l’idée, en faisant passer un jour des auditions à des chanteurs pour sa propre formation et en repensant à Mick, qu’il a entendu récemment sur cette même scène. Jagger est d’accord si Richards est de la partie, et l’avenir de Jones va aussi se sceller à cette minute-là, à son corps défendant : à longue échéance, le groupe n’aura que faire de trois personnalités, et de deux grands guitaristes, et il fera paradoxalement les frais de sa propre initiative, quelques années plus tard. On tisse chaque jour son destin. Pour le moment, tout le monde partage le même bonheur, ce sentiment d’une aventure à venir, et les guitares fourmillent déjà de tubes et de gimmicks imparables, de notes d’or et de mots d’argent. Jagger-Richards feront bientôt la pige aux Lennon-McCartney, encore en gestation, et Jones sera aux instruments, plus souvent qu’à son tour : guitares rythmiques, solo, harmonica, cythare, dulcimer, flûte à bec, orgue, violoncelle, xylophone, piano, mandoline, accordéon, mellotron, banjo, clavecin, saxophone, vibraphone, selon les occasions, autant dire un homme-orchestre et un arrangeur hors pair. Mais les œuvres elles-mêmes seront signées des deux autres. Toujours des deux autres, une griffe immuable qui l’égratignera à vie : il n’est pas du banquet, de ces crédits de pochette qui portent si bien leur nom. Et sur les documents de l’époque, il fait étrangement la nique à Mick, même sourire lippu, même moue rebelle, même œil volontaire, à se demander si ceux-là ne sont pas un peu siamois, frères ennemis du rock, et si l’un des deux n’est pas déjà en trop dans la bande, dès le début...
C'est donc Brian Jones qui baptisa le groupe, programmé régulièrement au fameux G-Club, et rejoint peu à peu par ses autres membres, Charlie et Bill, débauchés du Blues Incorporated. A cette époque-là, tout le monde fait autre chose dans la vie : des études, des petits boulots, des pannes, des plans, et même de menus larcins. On vit. Mick et Brian se complètent alors autant qu’ils se ressemblent, et sur les premières maquettes, la Gibson Crownwell de Brian se mêle à la Höfner de Keith, créant ce qui deviendra le « son » des Stones, la phrase d’attaque et le thème en boucle, ces vingt secondes d’intro qui font toute la différence et vous durent toute une vie. Et le 26 décembre 62, le futur groupe phare des sixties donne son premier concert au Ricky Tie Club, suivi du Crawdaddy et du célèbre Marquee, puis d’un club de jazz à Richmond. Les premiers businessmen sont aussi de la fête : Giorgio Gomelsky, puis Andrew Loog Oldham, et c’est Brian qui gère les contrats. A ce moment-là, il est la tête officieuse de la formation, un pied dedans et l’autre dehors, et son rapport à Mick, l’« enfant terrible », encore étudiant boursier en économie, n’a jamais été aussi bon. Ils partagent tout, et surtout les galères. L'un – Brian – se réclame du blues de Chicago, les autres du rock noir de la Chess, et notamment Chuck Berry. Deux écoles qui fusionneront au départ, mais s’opposeront ensuite, façon anciens contre les modernes. La lune de miel durera deux ans, durant lesquels il devient l’âme damnée, le diable blond de la formation : un double trouble et bientôt un rival direct du chanteur, le deuxième couteau qui séduit autant le public féminin et n’en focalise pas moins les objectifs, avec son petit côté maléfique et ses poses de guitar hero. Ses riffs de Jumping Jack Flash et The Last Time, de Paint It Black et Under My Thumb font autant mouche que les vocalises de la star, et pas besoin d’être devin pour comprendre que le triptyque du groupe peut vite devenir deux contre un, et qu’il sera ce un. Il a toujours été off, borderline, et bientôt outsider.
Dès 1964, il prend des distances avec la formation, contraint et forcé par ses extras autant que par ses déboires de santé : il fait de l’asthme, des crises, des caprices, a le blues et le transmet, et peine à suivre sur les tournées : il tire trop sur la corde, toutes les cordes. Et puis, il agace, attire les stars plus que la star elle-même, de Dylan à Hendrix, et toujours et encore les femmes, comme Anita Pallenberg, que Keith Richards lui subtilisera bientôt : bonjour l’ambiance. Il détestera ça. Enfin, il prend de plus en plus de drogues, pas de la coke ou de l’héro, ces machines à dépeupler le box-office, mais du haschich, des plantes hallucinogènes : les classiques. Et tout cela le rend imprévisible, parano, violent, le genre de partenaire dont on ne sait jamais tout à fait s’il viendra jouer avec vous ce soir ou non face à 5 000 personnes, et dont on se demande en plus s’il tiendra jusqu’à la fin, s’il ne vous volera pas la vedette en faisant le clown, le pitre, dont on découvre au dernier moment comment il est habillé en scène – pas comme vous, jamais comme la veille –, avec un Stetson de cow-boy ou une gandoura, en hippie ou en tunique psychédélique, bref, qui joue avec votre carrière et prend un malin plaisir à vous subtiliser votre part de lumière ou d’applaudissements. Bien sûr, on lui pardonne, le cajole, le défend, mais on en a secrètement marre, et on sait bien qu’un jour, il faudra en finir, couper le cordon.
Et l’on se réconcilie une fois de plus, on part ensemble au Maroc, Mick, Keith, et lui, chez Saint-Laurent s’il vous plaît, on fait les fous, les stars, on joue aux Américains, on craque et on flambe, on jette dollars et livres par les fenêtres, on projette des albums sur la comète, concept, picture and co, à en faire pâlir ceux de Liverpool, les Fab Four, les Garçons de la Plage et la terre entière. Des disques avec un seul morceau d’une demi-heure, des ponts de guitare dans l’azur et des pochettes pleines d’arc-en-ciel, de couleurs et d’odeurs, et puis l’on revient sur la terre ferme du bocage, et l’on remet ça comme avant : absences, caprices, trous, délires, fumées et autres trips de plus en plus décalés au fur et à mesure que l’étoile du groupe s’élève et que la sienne pâlit. Ce qui passait avant pour des enfantillages, faisait partie de l’image du combo, un peu comme les Who avaient leurs chambres d’hôtel ravagées ou leurs toilettes dynamitées, on ne peut plus se le permettre. Il joue maintenant contre son équipe, d’autant plus volontiers qu’il se sent marginalisé, exclu, sur la touche. Il en rajoute, charge, rue dans les brancards, fonce à tombeaux ouverts dans sa Rolls, fait du Brian Jones comme Keith Moon fait du Keith Moon, et l’on sait comment cela finira, où ça les mènera. Il est pris dans la nasse, et se noie à vue d’œil, dans ses verres de tout et de n’importe quoi, en attendant sa piscine, est de plus en plus lointain, à l’écart sur les photos. Pas sérieux ni bon signe, de « sauter » des séances d’enregistrement quand on n’en a pas écrit les morceaux et que ceux-ci deviennent en outre des succès sans vous, de « planter » les copains en plein concert, de jouer les divas quand on commence justement à ne plus en avoir l’air ni les moyens, à s’assombrir et s’épaissir, à soliloquer contre le monde entier. Au festival de Monterey, où il présente le spectacle mythique de son copain Jimi Hendrix, il se bourre de pilules et annonce la couleur à la cantonade : « Poche gauche, amphétamines, poche droite, calmants ». Bingo ! Un moyen comme un autre de faire passer, digérer le fait qu’il n’a signé aucune chanson marquante des Stones, qui en ont pourtant fait beaucoup, ne s’est jamais jeté dans la mêlée, lui qu’on retrouve paradoxalement dans les chœurs de Yellow Submarine et de All You Need Is Love. Jamais là où il faudrait. Jamais à la bonne place. Pire : en 1967, Keith, qui lui a déjà ravi sa place de coleader, les faveurs du prince Mick et devient le vrai sauvage du groupe, l’autre guitariste fou, au point de se camer à son tour pour ne rien lui laisser, lui fauche même sa copine, Anita : un comble! C'est la crise, la chute libre, le trou noir, et ce n’est pas la troublante Marianne Faithfull qui va lui remonter le moral : elle a ses propres soucis, des états d’âme à revendre et une carrière à faire, encore en gestation. Enfin, c’est l’époque où le groupe enregistre son album concept, en réponse au monumental Sergeant Pepper’s des Beatles, à cette différence près que leur disque, Their Satanic Majesties Request, est un échec, à tous points de vue, et que Brian Jones n’en partage pas les options.
Et pendant les premières séances du Beggar’s Banquet suivant, qui remettra les choses en ordre et ne sortira qu’après sa disparition, il reste allongé sur le ventre, à même le sol du studio, à lire des revues botaniques et manifeste une parfaite indifférence à ce qui se passe : le cœur n’y est pas, il n’est déjà plus là, plus de la fête, et se regarde partir, disparaître lentement devant les caméras de Jean-Luc Godard (One plus One). Il se débat alors entre interpellations pour état d’ivresse, arrestations pour détention de stupéfiants, expulsions d’hôtels, heurts de fin de soirée, la Priory Clinic de Londres devenant sa seconde adresse, et n’arrive surtout pas à digérer, accepter cette réalité improbable, inconcevable seulement trois ans avant : son propre groupe, qu’il a imaginé, baptisé, accompagné à tous les sens du mot est en train de l’exclure, de le rayer de l’affiche, de conspirer à sa perte, dans son propre intérêt.
Il est devenu le mauvais Stone, le rocker de trop, celui qui dérange, qui suscite le malaise, les regards en coin ou les silences appuyés. Le Pete Best des Pierres Qui Roulent. Le perdant, profession loser, à 26 ans à peine – un âge d’étudiant – qui aurait cent fois fait le tour de la vie. Il détonne, et n’accepterait pour rien au monde de se déjuger, de changer ou battre en retraite. Il est lui, et il faudra faire avec, composer avec lui ou fermer le ban. Pas le genre à se compromettre : d’une certaine manière, sa distance, sa différence est sa force, sa supériorité. Ils ne l’auront jamais, il les marquera par son absence même. Il ne veut plus, comme disait l’autre, d’un club qui l’accepterait pour membre. Le groupe est déjà une Pierre en soi, trop commercial, prévisible, conformiste à son goût. L'argent a tout gangrené, vicié, faussé dans cette histoire. On ne devrait jamais vendre plus de 20 000 albums, sous peine de se perdre, de trahir ses idéaux. Qui a dit que tout succès était un malentendu ? Autant créer un groupe à lui tout seul, dont il serait à la fois lead singer, guitar hero etc., et qui s’appellerait « The last Stone ». La dernière pierre, de préférence dans la mare. Par vocation, il était un franc-tireur, l’éternel challenger, pas une machine à tubes, une usine à hits. Alors il ronge son frein, sort la tête haute, mais sent bien que le vent a tourné, que les temps ont changé, comme dirait le pote Dylan. Déjà, de nouveaux groupes fleurissent à tout va, des Oyseaux, des Petites Cuillères d’amour, des Avions Jefferson, des Qui, des Morts Reconnaissants, des Zeppelin, Velours Souterrain et autres Flamants Roses qui lui dament le pion et le considèrent comme un ancêtre, celui qu’on vénère et qu’on met sur un piédestal. Génération d’avant. Et, suprême injure, de nouveaux Stones en transit viennent pallier ses absences, ses défaillances, tels Nicky Hopkins ou Mick Taylor. Rien de surprenant : il a tout fait pour ça, toujours joué à se faire prier, et Oldham n’a jamais pu l’encaisser : n’est-il pas un vrai cauchemar de manager, avec ses sautes d’humeur et d’horaires?! Il ne se ressemble plus, a pris des petits airs d’Elton John, encore un jeune loup qui en veut et lui sourit de manière trop éclatante, comme on lorgne une future proie. Et il finit ses soirées affalé à refaire le monde entre Marianne et Nico, ses égéries éthérées, et une nouvelle héroïne bien encombrante, une dame blanche qu’il s’insuffle à pleines narines, sans précautions : rien à perdre, que la vie... Et trois initiales désormais gravées à son poignet, dans sa paume : LSD.
En cette année 1969, après une dernière apparition commune dans leur « Rock and roll Circus » télévisé en décembre, le groupe se prépare à sa première grande tournée américaine, un must du genre, et il sait déjà qu’il ne peut pas, ne veut pas suivre : problèmes de passeports, de visa, de santé, de volonté même. Problèmes de tout : il est devenu un problème en soi. Alcoolique, paranoïaque et drogué, comme ces anciens rockers des années mono qui n’avaient twisté qu’un été et qu’il évitait soigneusement de croiser, dans les couloirs des sixties, tant ils lui flanquaient le blues, quand ils lui tapaient sur l’épaule comme on se passe le relais, ces autres Brian qui lui donnaient du trémolo dans la voix. Qui osera lui dire, lui avouer la vérité? Qui se dévouera, sacrifiera à la corvée et lui annoncera qu’il est remercié? Ce sera Charlie, son blues brother à lui, le sparring-partner de la six cordes, qui s’y collera, et lui rendra visite le 8 juin 1969, avec ses frères ennemis, Mick et Keith quelque peu embarrassés, pour lui annoncer qu’il est remplacé par Mick Taylor. Pas franchement un scoop, mais un coup dur quand même, surtout quand la nouvelle, à la fois dérisoire et cruelle, tombe officiellement sur les téléscripteurs : les Stones se séparent de leur mauvais génie, leur ange pervers, leur face cachée, qui va se terrer avec sa nouvelle girlfriend, une Suédoise nommée Anna Wohlin, dans un manoir qu’il vient d’acquérir en novembre dernier à Cotchford Farm, dans le Sussex. C'est une chaumière de brique rouge qui a appartenu naguère à A.A. Milne, l’auteur du célèbre Winnie l’Ourson, et où Brian fait tout de suite construire une piscine, comme on se creuserait une tombe : il a tant de choses à enterrer, après ce jour sinistre.
Une rupture en forme de marché qui lui rapporte tout de même de solides indemnités, mais lui laisse bien entendu un arrière-goût de défaite, de désaveu, et le relègue d’un coup au rayon des accessoires, rockers brisés et autres. Alors, Brian revient à ses premières amours, retrouve son fameux vieux blues et l’ami Korner, fantasme sur un projet de groupe qui serait enfin à lui, rien qu’à lui, sans chanteur ni autre soliste, s’épuise à se convaincre qu’il n’est pas hors course, HS, off the record. Qu’il est encore vivant. Mais c’est dur d’allumer le poste et d’y reprendre en pleine figure ses anciens collègues, triomphant plus que jamais sur la route encore, toutes les routes du monde. « Come on along you can lose your lead/Down the road apiece ». A croire que l’« autre » le guette, l’attend à chaque coin de radio, de magazine ou de télévision. En cette année 1969 où même les Beatles se préparent à se séparer, des nouvelles à en perdre le goût et le respect de tout, les Stones sont partout, et semblent s’être donné le mot pour le traquer, le hanter, lui pourrir la vie. Non contents de l’exclure du jeu, le chasser du cercle, les Pierres veulent maintenant l’enterrer, lui élever une stèle.
Au début de cet été, où le monde de la musique explose dans le sillage de l’autre, à moins que ce ne soit l’inverse, il va mal, vit mal, sent peser sur ses épaules le poids d’un passé infini, d’une vie trop pleine et pourtant vaine, d’un destin raté et d’un temps fou à rattraper : dix mille prises, séances, chutes, qui lui reviennent en mémoire et l’écrasent sous les regrets, les frustrations et les contradictions. Qui lui collent aux doigts, lui vident la tête, lui renvoient au visage tous les miroirs du Sussex, où il ne reconnaît plus le gars d’en face : bouffi, plus ombrageux que ténébreux, avec ce détestable pli amer au coin des lèvres qui n’était pas là il y a à peine six mois, ce désespoir poli, insidieux qui transperce ses nuits et ne le quitte plus des yeux, des yeux de junkie : on ne voit que ça. Son échec. Partout, son post-partum en forme de testament, dans tous les coins du manoir, au point que le silence en devient assourdissant, en fin de semaine, et qu’il doit fuir son passé au fond des clubs. Il voudrait se réveiller, reprendre sa Gibson, la route et la main, leur montrer un peu de quel bois il chauffe son studio, tout ce qui lui reste dans le ventre, des torrents de blues et des volcans de rythme; mais rien ne va plus, et le fait d’avoir prétendument arrêté la drogue n’arrange pas forcément les choses. D’ailleurs peut-on arrêter ça, refaire surface quand on a plongé tant de fois? De tous temps, on lui a répété qu’il avait deux personnalités, deux visages, et le second a pris le dessus, comme un masque colle à la peau, avec une unique expression d’effroi, de désarroi, désormais incontrôlable. Au plus profond de ses nuits, Hyde-Jones le contemple avec son plus vilain rictus et attend impatiemment son heure, de préférence la dernière. Sa prière du Diable.
Il ne le sait pas encore, mais il sera la première victime de la scène pop, un an avant son « frère » Jimi et la fougueuse Janis, deux ans avant Jim et vingt-cinq avant un certain Kurt à la guitare torride, au même âge, tous au même âge. La marche la plus dangereuse, à l’autel de la gloire. Une fois de plus, il va ouvrir la voie, montrer le chemin, évidemment le pire, donner le mauvais exemple. Dans la nuit du 2 au 3 juillet, il se noie à 23 h 15 dans sa piscine, à quelques pas de sa fiancée et dans son jardin verdoyant : il a dérapé. « Death by misadventure » (« Mort par mésaventure »), comme dira poétiquement le médecin légiste : ça ne s’invente pas. On parlera vite d’assassinat, de suicide, de contrat. D’une overdose et d’une crise d’asthme malvenue. Un ouvrier en maçonnerie, Frank Thorogood, qui effectuait d’importants travaux dans la villa et s’était attardé ce soir-là pour boire un verre avec sa compagne et les propriétaires du lieu, avouera même vingt-cinq ans plus tard sur son lit de mort avoir tué le chanteur, qui lui cherchait des noises et trouvait son travail insatisfaisant : mystère. Et son ex-girlfriend, la dite Anna, corrobora cette version dans un ouvrage publié en 1999.
Il est vrai que Brian n’avait avalé que quatre pintes de bière, qu’il n’avait quasiment pas fumé, qu’il nageait bien et n’avait aucune raison d’en finir là, à moins d’être écrasé par ses déboires, comme par la chute d’un gigantesque rock : une énorme pierre qui roulait et s’en venait de loin, l’emporterait like a Rolling Stone. Ses funérailles, dit-on, furent d’ailleurs payées par Bob Dylan : on ne prête qu’aux riches. Mais si crime il y avait, il était collectif, et portait l’empreinte du show-business, aussi redoutée par ici que la marque du Dragon Rouge ou le fantôme de Jack l’éventreur.
Quelques jours plus tard, les Stones recomposés et repartis ad lib, donnèrent un concert à Hyde Park, devant un gigantesque portrait du disparu qui n’en finirait pas de planer sur leur carrière comme une ombre et les accompagnerait à sa façon jusqu’à leur 40e anniversaire, à des années-lumière de là. Qui leur répétait en sourdine, à perte de nuits « My ultimate aim in life was not to be a pop star... I’m not really satisfied artistically or personally » (« Mon principal but dans la vie n’était pas de devenir une pop-star, je ne suis pas vraiment satisfait sur le plan artistique ou personnel ») et y avait quand même réussi, malgré lui. Il est des souvenirs dont on ne se défait pas, parce qu’ils vous contiennent tout entier. Brian Jones était la face cachée des Stones, leur âme damnée et quelque part leur mauvaise conscience, le frère maudit qu’on avait abandonné en route parce qu’il avait le mal de mer et voulait juste s’allonger dans l’herbe, la tête dans les nuages et le cœur en villégiature...

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Alain..

Site sur le son et l' enregistrement de Claude Gendre http://claude.gendre.free.fr/
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