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2-Les disparus du Rock Buckley & Buckley

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hencot
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2-Les disparus du Rock Buckley & Buckley

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BUCKLEY AND BUCKLEY
La répétition ou Bon sang ne saurait mentir

Le 29 juin 1975, le chanteur Tim Buckley mourut d’une overdose à 28 ans. Peu connu, et en tout cas reconnu, il laissait derrière lui 9 albums, quelques centaines de titres et autant de concerts, une carrière et une vie dont il faut bien avouer qu’elles furent cahotiques, et enfin un fils de 8 ans, qu’il n’avait presque jamais vu et auquel il avait dédié notamment une chanson : I Never Asked To Be Your Mountain (Je n’ai jamais demandé à être ta montagne). L'un des plus beaux titres qu’on ait jamais trouvés, et un de ces héritages qui vous donnent deux vies à rattraper, a fortiori d’artiste.
Le 29 mai 1997, Jeff Buckley, qui avait gravi à son tour les sillons de la gloire en chantant – on disait ici « songwriter » – et avait largement dépassé son père en notoriété sans toutefois l’égaler, se noya à 30 ans dans le Mississippi, emporté dans le sillage d’un bateau à roue que le destin, amateur de scènes fortes et de symboles, lui avait envoyé en reconnaissance. A chacun son Styx. On ne retrouva son corps que six jours plus tard. Il laissait derrière lui un seul album officiel, à l’immense retentissement, et une multitude de maquettes de studio et d’enregistrements, qui le garderaient longtemps « live ».
Bien qu’il fût plutôt un bon vivant, il avait amorcé les prémices d’un courant qu’on baptisa pop rock mélancolique et où s’engouffrèrent les Radiohead, Coldplay, Starsailor, Muse : le meilleur des années 2000. Comme sa mère, une pianiste et chanteuse panaméenne, continuait de publier dans son sillage des bandes inédites, il donna l’impression de renaître sans cesse de ses cendres, de refaire éternellement ses débuts, et le mythe des Buckley ne cessa de grandir, le père et le fils présentant par ailleurs une étonnante ressemblance physique et vocale. Et si le père, fils d’un ténor irlandais du même nom, avait cinq octaves à ses cordes, le fils et quatrième du nom était, de notoriété publique, l’une des plus belles voix de son temps, comme l’avait fait remarquer l’un de ses musiciens culte, Jimmy Page.
Et l’histoire aurait pu s’arrêter là et constituer un de ces faits divers qui émaillent les nécrologies du rock’n’roll, la grande saga des hasards incroyables, une de ces fâcheuses coïncidences qui ravissent le biographe et intriguent le fan : le destin frappe toujours deux fois. Mais la disparition de l’un réveilla la carrière de l’autre, et fit entrer tout le monde dans la légende. D’autant plus que c’est en se mettant dans la peau du père, lors d’un concert anniversaire à l’église Sainte-Anne de New York, que le fils se fit connaître, dans une version a cappella d’un titre évocateur : Once I Was, tout un programme. Un jour j’étais. Et il l’était devenu. Depuis toujours, il changeait de ville, d’adresse, et rêvait de New York comme d’un horizon : la ville où tout pouvait arriver, où tombaient les arcs-en-ciel quand on les regardait depuis Orange County, Californie, et qu’on y recherchait les yeux bleus d’un sosie évanoui. Et il s’y retrouvait ce jour-là avec le chant de son père, les mêmes mots brûlant ses lèvres, jaillissant de lui comme s’ils venaient de l’autre, de là-bas, de ces villas vides de Venice Avenue et Laguna Beach, où « il » avait jadis vécu.
Jeff avait fait le parcours inverse de celui de Tim, parti à neuf ans de la City pour LA avec ses parents : il allait remonter son temps, retracer son chemin, à commencer par ces titres repris, quasiment incarnés dans la ville d’enfance de son géniteur, la cité aux initiales géantes : NY. Cela lui tenait d’autant plus à cœur que ces chansons étaient passées inaperçues à l’époque, face aux succès de ces Simon, Lennon, Led Zep ou Lou Reed qu’il écoutait lui-même enfant, entre deux déménagements et deux lettres fantômes, quasiment anonymes, de son père, et que ce dernier avait dû devenir chauffeur de taxi, puis de chanteur (Sly Stone), au beau milieu de sa carrière, pour arriver à survivre. Il faut dire qu’il évoluait alors entre free jazz et musique contemporaine, congas et vibraphones, improvisait parfois ses morceaux au moment de les enregistrer, ou les emballait d’une prise, comme en club, insérait, insufflait en plein single des vocalises et autres changements de tonalité : se faisait plaisir avant que de penser à quelque format ou cible que ce fût, concevait sa voix comme un instrument parmi des instruments, au grand dam des DJ, producteurs et autres programmateurs. Une passion si dévorante que, sitôt le premier album sorti, elle avait eu raison de sa descendance, il avait quitté sa femme qui venait juste de donner naissance au petit : les artistes font vie à part, parlent au monde entier d’amours fous et rentrent ronger leur frein dans leur coquille.
Et Tim, alias Timothy Charles Buckley III (!), n’était pas payé de retour, malgré de bons classements au Billboard et quelques succès scéniques au New York Philharmonic Hall. Il ne « vendait » pas, ce qui n’était pas surprenant de la part d’un amateur de Zappa – son futur producteur –, Stockhausen, Ravi Shankar, Coltrane et Thelonious Monk, d’un musicien avant toutes choses. Loin de s’arrêter à un style ou à un registre, il évoluait, expérimentait, changeait autant de couleur que de groupe, folk, funk, jazz, R&B, bougeait tout le temps, un peu trop que pour que les gens aient le temps de le situer, l’identifier. Le retenir. Et là où un autre ajustait son tir, mettait une mélodie dans le mille des charts, il en essayait, enchaînait cinq ou six d’affilée, dans le même titre! C'était tout le problème de Tim, et Jeff l’avait compris : il papillonnait, butinait la musique avec une incapacité quasi chronique à se fixer, un cyclothymique du clavier comme en témoignait le titre de ses albums Goodbye and Hello, contenant Morning Glory, et Happy Sad, son meilleur, ou en tout cas son plus connu. Sitôt cet enregistrement sorti en 1969, qui témoignait d’une sérieuse mutation dans son inspiration, il allait changer à nouveau d’adresse, de compagne et même de compagnie, quittant le légendaire label Elektra, enchaîner avec un disque nourri de free jazz, et encore un autre auparavant, dans une sorte de boulimie musicale qui ravirait les connaisseurs et achèverait de semer les autres. Il avait 23 ans et déjà cinq trente-trois tours derrière lui. C'est dire si sa créativité était foisonnante, s’il était pressé de tout comme font les gens qui savent n’avoir pas le temps des choses. Il fonçait, enregistrait à toute vitesse des chansons qui, parfois, n’en finissaient pas, courait de New York à Los Angeles en passant par ce port d’attache qui s’appelait Venice. Collectionnait les pointures du rock, les requins du pop pour l’accompagner : Larry Beckett, Jim Fielder, Brian Hartzler, Carter Collins, c’est-à-dire la crème des studios et des clubs de l’époque, le meilleur de nos versos de pochette, quand les disques se lisaient encore...
Rien d’étonnant à ce que Jeff tombât tout petit dans la musique, une manière comme une autre de traquer son père au fil des claviers, et passa lui aussi une bonne partie de sa courte vie à rechercher des musiciens avec lesquels se produire, en quête d’un groupe parfait, exactement comme Tim 25 ans avant. C'était un défaut de famille. Rien ne lui convenait à LA, et c’est à New York qu’il rencontra à 25 ans son alter ego, le guitariste Gary Lucas, et enregistra le meilleur de son œuvre, qui ne tint qu’à... un disque ! Dans la grande tradition de Tin Pan Alley, version 90, l’un composait et l’autre écrivait, renvoyait la note ou le mot comme on jouerait au ping-pong, gravait des tranches de vie appelées à passer aussitôt à la postérité. Et les chansons, tombées d’une guitare ou jaillies d’une bouteille, s’intitulaient Grace, Mojo Pin, Dream Brother, Eternal Life, Last Goodbye et commençaient à faire leur chemin, s’insinuer dans l’oreille des fans, des premiers rangs et puis des autres : le rêve de tout habitant du cru, de Manhattan au Village. Leur musique naissait, poussait, éclatait sous leurs yeux et leur échappait, et c’étaient des minutes qu’on ne raconte pas, qu’on se repasse à l’infini : le temps d’un artiste. Jeff les ressentait d’autant plus fort qu’il avait en même temps l’impression de les revivre, les percevoir par procuration, de revisiter un territoire déjà connu : le pays de Tim. Des sensations que son père avait forcément frôlées, espérées quelque trente ans plus tôt, sans jamais les atteindre totalement, comme s’il lui avait cédé la place, passé le relais de là-bas. « A toi de jouer, et ne fais pas ce que je fais, mais ce que je dis : vas-y ! » Il se sentait alors comme investi d’une mission, d’une obligation de résultat, en refaisant le chemin pour savoir où le fil avait cassé, le virage mal tourné. Déjà, le jour de ses 28 ans, quatre mois et quinze jours, un certain 1er avril 1995, il s’était dit qu’il avait l’âge de « sa » mort, allait commencer à devenir plus vieux que lui. Qu’il pénétrait dans son propre royaume, son jardin à lui. Qu’il prolongeait le rêve de l’autre. Un an avant, il avait sorti son premier – et donc dernier – album chez Columbia, une somptueuse carte de visite musicale qui deviendrait aussi son testament, et qui s’intitulait Grace.
Le disque, enregistré près de Woodstock, contenait des reprises de Leonard Cohen et même... Benjamin Britten, des titres aussi troublants que Eternal Life, Last Goodbye, Hallelujah, Corpus Christi Carol, et avait d’abord paru en Europe, où il avait obtenu un certain écho, puis aux Etats-Unis. Romantique, mélancolique et en tout cas lyrique jusqu’à la déchirure en scène, Jeff ne se ressemblait guère dans la vie où on le décrivait comme un épicurien, toujours prêt à faire la fête et arroser le temps qui passe : un joyeux drille, dont on n’aurait pas imaginé qu’il finirait ainsi, et dont on ne soupçonnait justement pas comment il avait fini. Si sa vie était presque un déni de celle de son père, sa mort allait paradoxalement le rallier, parachever son cri et clore son chapitre, y apporter la touche finale et décidément noire, qui donne les meilleures ondes à la surface des claviers.
D’une certaine manière, Tim s’était toujours demandé jusqu’où il pouvait aller loin, dans sa voix comme dans sa vie, franchir la ligne, et avait trouvé la réponse ce 29 juin 1975, où, après une kyrielle d’albums et à seulement 28 ans, il avait dépassé la dose. Cédé à un de ces patchworks explosifs qui étaient justement sa marque de fabrique musicale, caractérisaient sa vie-son œuvre comme disent les manuels : il aimait les expériences. Après un album de free jazz (Lorca) et un autre de vocalises pures (Starsailor), qui témoignaient d’une belle santé artistique, il avait enchaîné avec trois disques aussi différents que possible, passant de la soul au funk, mais toujours pas classés au fameux Billboard : Greetings From L.A., Sefronia et Look At The Fool. Impossible en effet de le suivre dans un dédale d’inspiration, à une époque où chaque groupe avait son créneau, sa cible, sa couleur. La sienne, une fois pour toutes, était « insaisissable », inclassable. Et plus la critique le célébrait, à l’exception de son dernier disque, plus le public le boudait. Seul ou presque, son producteur-musicien, le légendaire Frank Zappa, lui demeurait fidèle, car lui « savait », comprenait où il voulait en venir, mieux placé que personne pour apprécier le mélange des genres : il en était le précurseur ! Mais comment pouvait-on espérer réussir quand on enregistrait dans un label nommé... Discreet!? Que n’avait-il cédé à l’appel des sirènes lorsqu’à la fin des années 60, un certain George Harrison, au sommet de sa gloire, lui avait déclaré son admiration et avait tenté de le faire signer avec son manager, Brian Epstein, à vrai dire aussi réticent que lui? En 1973, âgé d’à peine 26 ans et déjà vieux de ses neuf disques, Tim avait fait la première concession, et l’erreur de sa vie : essayer d’enregistrer un album à vocation commerciale, Look At The Fool : une sorte de cri funk, ardent et... totalement raté. Il n’était pas fait pour la veine populaire, pour le succès, aussi à l’aise dans ses clubs de minuit que mal dans sa peau en plein air ou en prime time. Trop musicien pour être seulement chanteur, pressé pour s’arrêter à un seul tube : en en mettant plusieurs par titre, il était sûr de n’en décrocher aucun. Et c’est d’ailleurs au milieu de sa tournée 1975, commencée au printemps, qu’il commit sa deuxième erreur, fatale celle-là, qui réglait à jamais ses problèmes d’albums, de dettes, de flips et de reconnaissance publique : il s’administra un soir de manque ou de trop-plein, de spleen ou de frénésie – les deux allaient décidément de pair chez lui – un cocktail explosif, d’héroïne et de morphine qu’il avait confondue avec de la cocaïne, et perdit pied, lâcha la main de la chance. Ces mélanges-là ne pardonnaient pas, ne passaient pas, surtout quand on en prolongeait un peu trop la prise, la séance, et qu’on opérait en solo. Il avait fait le voyage de trop, celui qui se perd au fond de l’écran. On le transporta d’urgence à l’hôpital de Santa Monica, rompu de longue date à ces descentes infernales, où il mourut d’un arrêt du cœur : presque naturellement, tant on finissait toujours ici à la même porte, quel que soit le chemin. Certains venaient de la pellicule, d’autres du vinyle, lui avait tant de mal avec le second qu’il venait juste de commettre un scénario. Mais son meilleur film restait celui de sa vie, l’histoire d’un beau ténébreux à la voix d’ange, aux doigts d’or et à la mauvaise carte qui jouait comme il respirait, voulait sa part de paradis et n’avait d’autre moyen pour l’atteindre que d’y grimper, artificiellement. L'une des victimes les plus discrètes, pour ne pas dire secrètes, de l’ère pop, avec Nick Drake, Phil Ochs et quelques autres revenants, de ceux qui vous remontent à minuit d’un verre de Chivas ou dansent en pleine jam dans la bouffée de votre pétard. Deux mois avant sa mort, il avait enfin rencontré « pour de vrai », presque pour la première fois, son fils alors âgé de 8 ans, comme pour lui laisser une dernière image, lui passer le relais.
Si Jeff ne faisait guère plus de concessions et s’ingéniait à enregistrer chaque titre comme le meilleur, il avait commencé à connaître le parfum du succès et ne croyait pas un instant à ces légendes qui veulent qu’un fils marche sur les traces de son père, quitte à sombrer dans son ombre. Il pensait que le destin lui devait une revanche et s’employait ferme à la mériter, plus obsédé par l’urgence des mots et l’appel de ses guitares que par les fantômes du miroir. Et même il fêtait ça plus souvent qu’à son tour, buvait ferme et fumait d’autant : il connaissait le prix des choses, le vrai coût de la vie. C'est qu’après l’excellent accueil du premier album, la pression s’était accentuée sur lui, et qu’il avait désormais du mal à finir d’écrire et d’enregistrer son deuxième, dont on savait que, dans toute carrière, il constituait un seuil et un test. Pire : il avait essayé d’en faire une première version durant l’été 1996 et au début 1997 et s’était purement et simplement arrêté en route, insatisfait de son travail : pas prêt, pas sûr, pas la tête à ça tellement l’écho du premier lui revenait et le pétrifiait.
Il fallait faire mieux, plus fort, aller de l’avant. Se surpasser en « le » dépassant. Déjà, le titre du disque était tout un programme, une profession de foi et un aveu : Sketches for my Sweetheart the drunk, et promettait de belles surprises. Il devait être à la hauteur de ses trouvailles, de ces retrouvailles, ne jamais livrer une chanson inachevée comme faisaient certains confrères qui s’en remettaient au Dieu arrangeur et se disaient qu’ils suffiraient bien à « porter » le titre en radio. Tirer tout le suc, la sève ou le venin de ses mots, des notes de son partenaire Michael Tighe, donner sa chance à la chanson. C'est-à-dire y inscrire, insuffler toute son histoire, sans que ça se voie, entre les lignes : trois minutes de vie pure. Le premier titre du projet, New Year’s Prayer, avait à nouveau des résonances mystiques, et le reste était du même acabit : The Sky Is A Landfill, Murder Suicide Meteor Slave, Demon John, Witches’ Rave... Des titres à la Morrison. Mais il n’avait pas encore le « son » qu’il voulait, la couleur qui éclairerait le tout, et avait donc stoppé par deux fois l’enregistrement, au grand dam de son coréalisateur, Chris Cornell. En fait, il redoutait ce rendez-vous autant qu’il le souhaitait, devait maintenant transformer l’essai et exorciser le syndrome du père en s’imposant définitivement : sublimer un échec.
Enlisé dans ses maquettes, ses ébauches et ses multiples prises, il s’épuise, s’énerve, tourne en rond et se dit qu’il faudra un jour passer aux choses sérieuses et mettre la barre encore plus haut, pour que l’homme des pochettes, le héros de la table de chevet soit content, à défaut d’être vengé. Que le nom de Buckley, quel que soit son prénom, figure enfin à sa vraie place, à la une de tout ce qui brille et parle musique. Qu’on lui demande enfin dans les rues et les interviews si « l’autre est bien son père » et plus l’inverse, maintenant qu’il en a passé l’âge. Pour que ses esquisses donnent chacune « la » version, pure et parfaite qui se cache à l’intérieur et qui attend qu’on la charme, l’enchante pour sortir : toute une histoire que d’écrire, une vie que ce métier, avec ses heures de guet, de chasse à l’idée et à la mélodie, de tours autour du pot comme un vieux sorcier vaudou. La longue patience des chansons, connue de tous ceux qui s’y adonnent et incompréhensible des autres, tant elles paraissent relever finalement de l’évidence, du bout de nappe express ou du coin de comptoir : trois petits mots et tournent les jackpots. La danse des refrains, qui t’oblige à dépouiller le premier jet de ses artifices, retourner à minuit dans la mine de ton piano et creuser à dix doigts ces versions qui te paraissaient pourtant parfaites il y a moins d’une heure et qui sonnent soudain creux, faute d’être allé y voir à l’intérieur, d’avoir vidé ton sac. Cette année 1997 est celle d’un combat, sa petite guerre à lui, avec lui, et l’accouchement sera difficile. Il renonce, remet ça, piétine, fuit jusqu’à Memphis où, il en est sûr, les ondes seront meilleures qu’à LA : et le groupe de le suivre sans trop savoir où ils vont. Il veut extraire, arracher de lui cet album, tel qu’il l’entend, le voit en rêve. Et entre deux séances, il se défonce, se déchire pour faire tomber ces murs qui enserrent, enferment tout artiste. Ces peurs qui sont ses moteurs. Pourtant, le disque est là, il le sait, le devine comme on entend battre un cœur, il en reconnaît chaque note, chaque inflexion. Il est juste « derrière ».
Ce soir, mardi 29 mai 1997, il guette le retour de son groupe qui, en désespoir de cause, va mettre en boîte de nouveaux arrangements, réorchestrer une fois de plus cet « Chère Ivresse » qui lui échappe depuis bientôt neuf mois... Et en attendant leur arrivée, il décide en fin de journée d’aller se baigner dans un affluent du Mississippi tout proche, la tumultueuse rivière Wolf, avec son ami Keith Foti. Qu’ont-ils bu, fumé, avalé avant? C'est en tout cas habillé – et donc sûrement « chaud » – qu’il plonge au crépuscule dans la fougueuse rivière, sur des musiques de Led Zep jaillies de sa radio portable, et se met à s’ébrouer, faire le fou, dégager les mauvaises ondes accumulées, éliminer tout le stress et le doute – son pire ennemi – des jours précédents, ces foutus moments d’une vie d’artiste où l’on ne sait soudain plus ce que l’on veut dire ni même qui on est. Il appelle Foti demeuré en arrière, nage résolument vers l’horizon en se fichant bien qu’il vous échappe tout le temps. Là, maintenant, à plus d’heure et plus d’âge, il fait corps avec le courant, se fond au décor et n’a plus qu’un mot, une idée en tête : s’allonger sur la rivière comme sur un grand lit frais et planer doucement là-haut dans le ciel, le crâne plein de ces rêves qui flottent au fil de l’eau à la tombée du soir et dérivent entre hier et demain. Se laisser porter vers le gué, la berge d’en face ou le couchant du soleil comme on trouve au réveil la solution d’un problème harassant de la veille. S'oublier, arrêter cette machine à penser qui le travaille depuis des mois et laisser faire ses mains, ses bras, ses yeux dans la douce pénombre de mai, l’odeur et la rumeur du Mississippi tout proche. Mieux que tous les psys, les gourous et autres dealers d’illusion : la vie.
Derrière, il n’entend plus Keith qui doit s’être épuisé, lui aussi usé par toutes ces heures noires et blanches de studio, à faire et refaire, remixer si frénétiquement que l’on ne sait même plus à un moment de quelle version ni de quelle chanson on parle. Chanter, ce n’est pas une vie. Il rêve un instant de ces types qui rentrent à la maison après avoir refermé derrière eux leur journée de travail, enfermé leurs démons dans un bureau qu’ils rouvriront demain, et peuvent reprendre leur conversation de la veille comme si de rien n’était, comme si le reste n’avait jamais existé et que le seul temps valable au compteur commençait à cette heure-là.
L'eau est bonne, aussi bouillonnante, vibrante, vivante que lui, et lui donne des ailes, des idées, des envies de tout et d’ailleurs, et c’est à peine s’il voit passer au loin, dans le fond du cadre, la silhouette sombre et massive d’un bateau à aube en excursion. Ce bon vieux Natchez qui fait son tour du propriétaire quotidien, immuable, aussi historique et typique que le Vieux Carré, le Café du Monde ou le Jambalaya. Une machine à la MGM désormais tout juste bonne pour Disneyland, qui rentre au bercail, fait tourner en rond des touristes qui se prennent une minute pour Rhett Butler. Un bâtiment à étage, illuminé comme une tour, avec sa roue écumante, majestueuse et chuintante, qui brasse la rivière depuis sûrement quelques décennies et a vu plus d’un trafic et d’un jongleur de cartes à bord. A peine le navire, de retour et en retard, est-il apparu qu’il a déjà disparu, et Jeff est bien trop bas, à la fois épuisé et débridé pour entrevoir, pressentir la vague d’écume, le ressac feutré mais puissant qui accompagne le passage de l’énorme roue à aube. Une vague imperceptible, sourde, sournoise, qui gonfle sans cesse en roulant dans sa direction, s’amplifie dangereusement et finit par l’atteindre sur la ligne d’horizon, comme si elle voulait l’avaler, le capturer et le ramener chez elle. Un effet de cinéma, saisissant et impossible à voir, à prévoir quand on a descendu quelques verres, plongé tout habillé dans le fleuve des ancêtres et qu’on sourit au ciel comme un môme, un chanteur en récréation. Le flot, d’apparence inoffensive, lui arrive dessus comme une gifle et l’absorbe littéralement, une fois, puis une deuxième. Il se débat, panique et disparaît une première fois sans même comprendre qu’il va se noyer : on ne meurt pas en rigolant, quand on a passé la journée à créer, et programmé une séance d’enregistrement pour le lendemain avec des potes de LA. On ne descend pas du train à Memphis. Par deux fois, il réapparaît sans comprendre, sans réagir, et coule dans un décor de carte postale, un fleuve hollywoodien dont le nom l’a toujours enchanté, tant il sonne bien et vient de loin, du fond du siècle, du temps de Saint Louis et de la Nouvelle-Orléans : Mi-ssi-ssi-ppi, affluent Missouri. Toute l’Amérique en quatre syllabes, quatre sifflantes suaves en mémoire et un soudain sentiment de serpent, de crotale blotti sous la pierre, l’électrochoc d’une douche froide et sa morsure glacée sur la peau : ce n’est pas possible, il rêve, on ne se noie pas dans une chanson, et sûrement pas dans un blues. Mais ce loup-là l’a pris à bras-le-corps, attrapé par les pieds, et l’entraîne désormais inexorablement. La rivière le veut. On ne contrôle pas son succès.
Les autorités locales ne retrouveront le corps de Jeff Buckley, artiste interprète, 30 ans, que six jours plus tard : gonflé d’eau, pour qui avait manifestement plongé en état d’ébriété ou pire, à croire qu’il avait voulu boire tout le Mississippi, vider le lit du fleuve roi.
Sa mère, la pianiste Mary Guibert, publia en 1998 l’enregistrement de ses premières sessions de 96/97, y compris ses démos quatre-pistes en solo de Memphis qui ne lui convenaient pourtant pas, et enchaîna avec tout ce qui pouvait s’éditer : enregistrements publics, EP promotionnels, compilations, inédits, ses titres avec Gary Lucas (Songs To No One), puis une version remasterisée de ce qui restait au fond son seul et unique vrai disque, le fameux Grace au titre bienvenu. C'était d’abord une chanteuse, qui savait le prix des choses de ce métier. En France et ailleurs, on s’arracha autant son Bataclan et son Olympia – avec une reprise de Piaf, Je n’en connais pas la fin! – qu’on avait ignoré le concert au Troubadour de son père. Rarement artiste aussi éphémère avait eu une postérité si prolifique, à en faire un Rimbaud ou un Dean de l’an 2000, une comète de la planète pop.
On s’aperçut alors que, pour vivre, il avait fait des sessions avec Mariah Carey, comme son père avait secondé Sly Stone. Qu’il avait fréquenté Courtney Love tout comme son confrère Cobain. Qu’il était bien le frère spirituel de Kurt et le digne fils de Tim le maudit, jusque dans le saut final. On commença à mesurer leur étonnante ressemblance, physique, vocale et tout, à les placer et les raconter en vis-à-vis, en insistant sur la cruauté de leur destin, qui les avait rattrapés et emportés dans le même virage, sans faire le détail. Il ne faisait pas bon s’appeler Buckley dans les annales de l’Olympe, ceux-là étaient trop aimés des dieux pour faire long feu sur terre. Et son regard mi-victime mi-conquérant, enchanteur et désenchanté, happy and sad pour paraphraser son père, continua longtemps à hanter les bacs à disques et les unes, les chambres des campus et les veillées de musiciens, et n’a d’ailleurs pas fini de rôder à la tombée du jour, sur les rives noires de nos plages rondes : de tracer ses sillons dans l’eau, compter les tours de nos vies. L'image fugace d’un jeune homme émouvant qui chasse l’étoile, nage encore de toutes ses forces au crépuscule, et cherchera toujours à rejoindre son double, son fantôme des sixties dans la nuit d’un vieux blues californien. A achever la saga des Buckley, comme on met la dernière main, le dernier mot ou la dernière note à une mélopée triste et envoûtante.
Alain..

Site sur le son et l' enregistrement de Claude Gendre http://claude.gendre.free.fr/
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