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19-Les disparus "Buddy HOLLY "

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hencot
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19-Les disparus "Buddy HOLLY "

Message par hencot »

BUDDY HOLLY
ou Le rocker tombé du ciel

« That’ll be the day, when I die »
Deux heures avant de s’écraser en avion à la lisière d’un champ de maïs, qui était surtout cette fois-là un champ de neige, avec deux autres espoirs de la scène rock, Charles Hardin Holley, alias Buddy Holly, le rocker à tête d’étudiant attardé, chantait encore ces mots sur une scène de Clear Lake, dans l’Iowa, où il se produisait devant 1 200 personnes. Le titre de cette chanson, That’ll Be The Day, lui avait été inspiré trois ans avant par John Wayne, qui répétait ça dans La Prisonnière du désert de John Ford, d’un air menaçant : « Ce sera bientôt ton jour », « Je la retrouverai quand viendra le jour », « Le moment viendra » etc.
Et son jour à lui était venu, à 22 ans, ce 2 février 1959, au fin fond de cette Amérique qu’il sillonnait en tournée depuis cinq ans déjà et dont il finissait par connaître chaque mètre carré par cœur : les chanteurs sont un peu comme des représentants, qui se vendraient eux-mêmes. Ils montent sur scène et vous déballent leur cœur, vous parlent en chansons.
C'était un jour pourri : froid, fébrile et flou. Un vrai jour d’hiver comme on n’en avait pas vu depuis longtemps, avec une sale tempête de neige qui n’en finissait pas et figeait tout sur son passage : les végétaux, les êtres, les véhicules et même le ciel. Il n’y avait quasiment pas de ciel, rien qu’une vaste surface laiteuse et oppressante, tellement le plafond était bas, et c’était ce jour-là que Buddy avait choisi pour prendre l’air, de nuit et dans la bourrasque : d’autres meurent pour moins que ça. Lui se croyait immortel, parce qu’il avait tant à dire, à vivre, et allait le devenir pour avoir si peu fait : n’importe quoi. Mais c’était précisément parce qu’il faisait ce temps-là qu’il avait dû recourir aux grands moyens, c’est-à-dire à l’avion, et qu’il était tombé de son piédestal. Quand le destin s’emmêle...
La tournée, qui s’intitulait opportunément « Winter dance party » et couvrait tout l’intérieur du pays, se déroulait normalement en bus, c’est-à-dire sur la route, et c’était ce fichu climat qui l’avait amené à modifier ses plans, tenter un pont aérien. Avec ses deux musiciens, Waylon Jennings et Tommy Allsup, ses partenaires The Big Bopper et Ritchie Valens, plus le jeune Dion et ses Belmonts et un certain Frankie Sardo oublié corps et biens, ils étaient une vingtaine à sillonner les routes en Pullman, et celles-ci étaient si enneigées qu’ils en arrivaient à rater les concerts à force de détours, déviations et autres intempéries. Ainsi avaient-ils dû annuler le show prévu la veille, l’après-midi à Appleton dans le Wisconsin, pour pouvoir attraper celui de Green Bay, le même soir. Un vrai gymkhana et une sacrée pagaille, d’autant plus que le chauffage du bus, poussé à fond, était tombé en panne, et qu’ils roulaient pendant des heures par moins cinq à l’intérieur, avec de la buée quand ils se parlaient et des dessins obscènes sur les vitres, pour se détendre.
Alors, le Big Bopper, qui en bon Texan n’était pas une mauviette, avait pris froid et voyageait tout habillé dans son sac de couchage, cependant que Buddy et Ritchie commençaient à se rafraîchir sérieusement, avec des claquements de dents et des doigts trop gelés pour caresser Miss Gibson. C'était dire. Si Bopper, alias Jiles Perry Richardson pour l’état civil, était un DJ patenté qui avait franchi la ligne, un type capable de programmer à l’antenne 1 821 titres non-stop en six jours (ça s’appelait le Discothon!) et de placer un tube au Top Ten avec son Chantilly Lace (« Hello babyyyyyyyyyyyy ! »), Ritchie Valens était un jeune Mexicain de 17 ans qui venait d’aligner trois hits successifs, avec Come On Let’s Go, Donna et surtout La Bamba, un air du folklore latino revisité, qui deviendrait son succès posthume. Il avait encore l’âge du lycée, avait fabriqué sa première guitare lui-même, et chauffait les salles comme personne, un vrai volcan : mais là, il jetait lui aussi l’éponge, pétrifié, glacé sur pied au fond du bus poussif, et se demandait comment il ferait pour monter sur scène ce soir, à Clear Lake.
Avec ce temps, ils ne comprenaient même pas que les gens aient le courage de sortir pour venir les voir, mais trouvaient ça formidable : les filles piétinaient des heures dans la neige pour obtenir leurs billets, les parents leur donnaient la permission de minuit, les garçons se coiffaient comme eux, et ce monde était quasiment parfait, puisque fait pour eux. Ils connaissaient cinq mots, « baby », « shake », « rock », « yeah », « girl », qui suffisaient à faire un hit, et passaient le soir à la télévision géante qu’ils avaient achetée le matin même à leur mère : qu’est-ce que le peuple demandait d’autre? Ils étaient nés baby boomers, rockers, rebelles, s’habillaient en Brando et roulaient en James Dean, rejouaient dans la glace du salon Graine de violence ou L'Equipée sauvage au pied de leur immeuble, en marmonnant et mâchant Hollywood, un rêve à la chlorophylle. Face à leur public, Bopper et Buddy faisaient figure d’ancêtres, car ils avaient respectivement 29 ans et 22 ans, un âge canonique !
Ritchie, lui, aurait pu descendre dans la salle et se fondre, se confondre avec eux, avec ses 17 printemps insolents et ses premiers billets verts, comme une revanche sudiste sur l’oncle Sam, peut-être le moins ingrat de ses parents. Il s’appelait dans la vie Richard Steven Valenzuela, un nom qui sentait bon les tropiques, la tequila, les robes à franges rouges et les combats de coqs. Quand il regardait droit devant lui, on devinait dans ses yeux tous les hits qu’il allait faire, les filles qu’il emballerait et les grosses américaines, carrossées pour l’horizon, qu’il chevaucherait Boulevard du Crépuscule, la fringale de tout ce qu’il n’avait pas eu, la soif de toutes les bouteilles inaccessibles, en haut des bars et derrière les vitrines, l’ambition faite homme. On voyait l’Amérique de demain. Et, même s’il vous croisait pour la première fois, il vous serrait la main comme on signe un contrat, plantait ses yeux dans les vôtres pour vous dire qu’il existait, qu’il fallait compter avec lui, vous balançait son « Hey, I’m Ritchie Valens » comme il aurait dit « Sinatra » ou « Presley » : une graine de grand, avec des allures de petite gouape, et seul Dieu connaissait les gagnants. Car c’étaient de bon gars pas compliqués, pas méchants et pas bêtes pour autant, qui apprenaient vite et chantaient chacun leur ex ou leur légitime, faute d’avoir connu autre chose, de trouver mieux à dire : Donna pour l’un, Peggy Sue pour l’autre, c’était ce qu’ils avaient vu de plus beau au monde, et valse le carrousel. Certains soirs, Buddy pouvait l’appeler, la nommer jusqu’à cent fois en scène, bégayer comme un fou son prénom à succès, sa Pretty-pretty-pretty-pretty Peggy Sue, à en faire verdir sa mère de jalousie.
En réalité, Peggy Sue était... la femme de son musicien et compositeur, Jerry Allison, et la sienne s’appelait Maria Elena Santiago et travaillait naguère comme réceptionniste dans sa maison de disques, Coral Records. Il avait dit en la rencontrant à ses musiciens : « Vous voyez cette fille? Je vais l’épouser, et je vais la convaincre en deux jours ! », et il l’avait fait. Buddy faisait toujours ce qu’il disait. Ainsi parlait-il de créer son propre studio, à Greenwich Village, pour avoir enfin la paix, devenir son boss et n’en faire qu’à sa tête : il était temps ! Des trois lascars, Buddy était en effet le plus talentueux, un grand gars d’un mètre quatre-vingt-deux qui avait inventé un look, un son, un gimmick vocal et quarante-sept bonnes chansons, avec ses montures d’écaille, sa coupe en brosse et sa Stratocaster rouge, mais qui était plus doué pour les arpèges que pour les affaires. Un vrai artiste au pays des faux, des faussaires qu’était le marché rock. Donc une proie facile.
Après des débuts timides dans le rockabilly, il était tombé sur un manager qui cosignait systématiquement ses œuvres, vidait son compte en banque et le plumait consciencieusement, avec un sourire de vendeur de voitures : Norman Petty. Son « Monsieur Cadillac » à lui, on a les colonels Parker qu’on peut. Norman Petty n’avait jamais écrit une ligne, ni une note, mais toucha toute sa vie des droits sur tout Buddy Holly, c’est-à-dire sur ses malheureuses 47 œuvres. A tel point qu’en ce dernier soir de sa vie, Buddy, qui avait déjà vendu dix millions de disques et aligné une bonne poignée de tubes, les Peggy Sue, That’ll Be The Day, Maybe Baby, Oh Boy, Rave On, Not Fade Away, etc., n’avait plus un sou sur son compte, à peine 70 dollars, et harcelait au téléphone Petty, dont il s’était séparé quelques mois auparavant, pour essayer de se faire rembourser, récupérer ses avances, en vain. A 14 h 15, il avait même appelé son avocat new-yorkais qui n’y pouvait rien, s’était insurgé une fois de plus contre lui-même en consultant son portefeuille : fauché. Lui qui s’était produit ces deux dernières années avec Eddie Cochran, Chuck Berry, Paul Anka, Fats Domino, les Everly Brothers, Jerry Lee Lewis, Bobby Darin, Dion, les Coasters, Frankie Lymon (excusez du peu!), il ne se serait pas engagé dans cette tournée frénétique, cette galère hivernale s’il n’avait eu tant besoin d’argent, et aurait pu en tout cas s’offrir un avion pour rallier ses concerts. Ainsi devaient-ils se produire demain, 3 février, à Fargo, dans le Nord Dakota, à 500 kilomètres de là : autant dire dix heures de route dans le froid et la nuit, après le spectacle, une nuit blanche et gelée, et le même manège après-demain, etc. Un cauchemar. Le parcours du combattant chanteur, et le cauchemar du compositeur, qui n’avait plus la tête à écrire, ni les mains pour ça : on n’attrape pas les mélodies avec des moufles.
C'est alors que l’idée lui était venue, ce mardi 2 février à six heures, en attendant dans un bar leur spectacle du jour au Surf Ballroom : et s’il faisait une folie, louait un petit avion pour arriver plus tôt et pouvoir au moins finir sa nuit à l’hôtel, dormir ce soir au chaud, dans un vrai lit? Aussitôt dit, aussitôt fait, il avait déniché dans le coin un pilote privé qui acceptait de les embarquer après le show et de les emmener dans l’Iowa, pour 108 dollars. A ce prix-là, ce n’était pas une sinécure, plutôt un pis-aller, et il ne fallait pas être exigeant : l’appareil, un monomoteur Beechcraft Bonanza, modèle 35, décollerait donc vers minuit et demi de Mason City, l’aéroport voisin, et mettrait trois bonnes heures à arriver là-bas, mais il n’avait que quatre places, pilote compris. Le choix était donc vite fait : ce seraient ses deux Crickets, plus exactement « New Crickets » puisqu’il avait aussi changé de groupe, Waylon, Tommy et lui. Le clan rapproché. De toute façon, il n’avait pas les moyens d’investir plus. Il n’était pas sûr non plus que ce fût le moyen de locomotion le plus prudent, mais on était rock ou on ne l’était pas : il fallait savoir vivre dangereusement, et puis on lui avait tellement reproché son look d’étudiant sage qu’il ne ratait jamais une occasion de prouver le contraire !
Et il s’était préparé comme chaque jour à sa prestation du soir, après avoir appelé en fin d’après-midi sa femme, restée au pays, et lui avoir dit des mots tendres, de ces couplets qu’il n’écrirait jamais. Avec lui, les choses allaient de soi : c’était la femme de sa vie et il l’avait donc épousée, six mois plus tôt, comme le ciel était bleu et sa guitare rouge, et l’idée de changer de destin ne lui viendrait pas plus qu’il ne remplacerait sa gratte en concert : il fallait un ordre aux choses, et avec son look Harold Lloyd, il se voyait bien patron de label dans vingt ans, producteur ou quelque chose comme ça. Assis aux manettes et derrière la console, à envoyer de bonnes ondes.
Il lui téléphonait chaque jour, à heure fixe, car sous ses airs de premier communiant, Charles-Buddy était vraiment un bon garçon, un Américain moyen plein de bons sentiments qu’il transformait en chansons et doté d’un incroyable don mélodique. A vrai dire, il ne faisait ni du rock, ni du slow, mais une sorte de rockabilly bien à lui, du Buddy Holly ! Des ballades swing ou rocks lents, sur lesquels il apposait parfois de curieux hoquets, qui constituèrent vite sa marque de fabrique, son gimmick vocal, et agacèrent autant qu’ils attirèrent. Personne ne chantait, n’écrivait ainsi, à part peut-être le grand Bo Diddley (mais un Noir, ça ne comptait pas vraiment sur le marché, en ce temps-là...), et il surprit autant en disparaissant qu’en arrivant : il ne faisait rien comme tout le monde. Un jeune vieux parti tout de suite, sur le seuil, à l’entrée de sa vie et avec la banane. Et si ses binocles, son sourire figé et son petit côté benêt lui donnaient un éternel air plouc, ravi de service et tout le reste, à recevoir un diplôme en remerciant le ciel, il suffisait qu’il tombât ses lunettes, changeât de monture ou se mît de profil pour qu’on le découvrît sous un tout autre jour, et bien sûr qu’il jaillît du rideau et se jetât sur son instrument. Le bonhomme n’était alors plus du tout le même, jouait de sa longue silhouette, s’envolait littéralement, entrait droit dans la cour des grands, littéralement planté en scène comme un maître de la six cordes : chez lui. Il dominait.
Et si Cochran chantait les mots de sa Sharon, lui avait carrément mis en chanson sa copine d’enfance et femme de copain Peggy Sue pour l’avoir toujours avec eux et en parler chaque soir au public : « Si vous connaissiez ma Peggy Sue/Vous sauriez pourquoi je suis triste/Sans ma Peggy Sue ». C'est pourquoi ce soir-là, il ne se faisait pas plus de souci que de raison, conclut qu’il avait pris la bonne décision et se préoccupa plus des répétitions que d’autre chose : il portait tant de chansons en lui qu’il ne pouvait pas mourir, enfin, pas tout de suite, et puis, Maria Elena l’attendait, au bout du fil et au bout de la ligne, à Lubbock, il devait passer chez Alan Freed et il venait d’enregistrer un titre de Paul Anka : It Doesn’t Matter Anymore, qui promettait. Depuis quelque temps, le rock perdait du terrain, Elvis battait en retraite, et il constatait lui-même une baisse de régime, avec un peu moins de photos à signer (le seul baromètre de notoriété valable par ici) à sa sortie de scène, mais comment renouveler le challenge de 1957 où il avait créé That’ll Be The Day en février et Peggy Sue en septembre, et enchaîné les deux à Noël chez Ed Sullivan ! Une chance pareille n’arrivait qu’une fois dans une vie de chanteur, et il s’en voulait encore d’avoir cosigné tout ça avec Petty. Alors, il avait même essayé un disque sans lunettes, mais on ne le reconnaissait plus ! Allez donc vous y retrouver...
Et lorsqu’ils s’engouffrèrent à vingt heures dans le Surf Ballroom bourré à craquer, malgré la température extérieure glaciale et le vent qui s’était levé, qu’il vit les teenagers debout et entendit les cris des filles, ces petites abeilles stridentes dont on ne guérit plus jamais, il se répéta une fois de plus qu’ils faisaient le plus beau métier du monde, et auraient même dû payer pour ça ! C'était avec des raisonnements comme ça qu’il donnait raison à Petty !
En fait, il entra en scène avant son propre tour, car il devait remplacer le batteur des Belmonts qui avait les doigts gelés et venait de déclarer forfait! Il accompagna donc incognito le charismatique Dion DiMucci, un jeune Italo-Américain du Bronx qui faisait un tabac avec I Wonder Why. Un deux trois, et c’était parti ! I Wonder Why, No One Knows, Don’t Pity Me, Just you, la totale, et la toute nouvelle A Teenager In Love, qui ferait un malheur. La salle réagissait bien, comme un seul homme, et Dion donnait, se lovait, glissait sur la scène tel un caméléon : du velours pour ceux qui allaient suivre, et à coup sûr un bon soir de sa vie. Et Bud s’éclatait, calculait déjà ses effets pour la suite, se préparait à casser la baraque.
Pendant ce temps-là, en coulisses, le Big Bopper, épuisé par sa grippe, négociait sa place dans l’avion avec Waylon Jennings en échange de son... nouveau sac de couchage! Jennings céda et sauva à ce moment-là sa vie et l’avenir de la country music sans s’en douter : une immense carrière solo l’attendait, puisqu’il deviendrait pendant quatre décennies l’un des maîtres du genre. C'était écrit. Et dans la foulée, c’est le jeune Valens qui entreprit ensuite d’échanger sa place de bus avec l’autre musicien du groupe, Tommy Allsup, beaucoup moins coopératif. Pas fou et surtout fatigué, le guitariste lui répliqua qu’il fallait toujours laisser sa place aux anciens, dans le bus comme en avion, qu’il était l’aîné de dix ans, et qu’il n’était pas question de permuter, fût-ce pour un empire, car il était également mal en point. Comme personne ne voulait renoncer, on en resta là, et Ritchie se jura qu’il reviendrait à la charge plus tard, dans de meilleures conditions : il ne s’avouait jamais vaincu.
Et les New Crickets enchaînèrent au complet, en vedettes, avec le grand Buddy Holly à la guitare Fender. C'était impressionnant de le voir ainsi, car il semblait s’allonger, se dédoubler, et avait une manière de bouger apparemment gauche et spontanée qui finissait néanmoins par vous posséder. Il attaquait toujours par Rave On, enchaînait par Oh Boy, emportait le morceau avec That’ll Be The Day, et après c’était l’autoroute. Il savait que la troisième chanson était décisive, et ce soir-là, galvanisé par la température basse et à demi frigorifié dans son costume cravate de premier de la classe, il y mit encore plus d’énergie. Il se dépassa. Quand il jouait ainsi, il pensait surtout à Eddie Cochran, son rival le plus direct et celui qu’il estimait le plus, avec lequel il aimait faire le bœuf « on the air », parler boutique, c’est-à-dire musique, plans guitare et autres astuces de jeu. Ils se comprenaient, et se disaient sans rire qu’à eux deux, ils représentaient l’avenir du rock, puisque Elvis n’écrivait pas et était en train de retourner sa veste, de devenir le gendre de l’Amérique profonde. Ils concluaient allègrement qu’ils étaient des hommes indispensables, des héros nationaux qui auraient un jour leur statue sur la place, et trinquaient fièrement à leur étoile, comme deux ados qui viennent d’en faire une bien bonne : les autres n’avaient encore rien vu, avec tout ce qui restait à jouer dans leurs guitares, tous ces petits génies qui dansaient entre leurs cordes et leur faisaient pousser des cris bizarres.
Mais son mauvais génie, son colonel Parker à lui s’appelait Norman Petty et s’évertuait à lui répéter que le rock, c’était fini, qu’il fallait évoluer, qu’Elvis lui-même était en train de tourner la page, parce que la musique fonctionnait par modes, et que chaque génération d’acheteurs durait quatre à cinq ans. Or, le genre avait débuté en 55 et on était en 59, faites le calcul, il fallait passer à autre chose, au twist, au stroll, ma-shed potato, watusi, locomotion, hula hoop ou hully gully, peu importait comment on le baptiserait, pourvu que ça balance, et surtout commencer à viser le public des familles, des jeunes parents qu’ils allaient devenir. Anticiper, programmer, cibler. Remplacer peu à peu les bons vieux rocks par des slow-rocks, puis des slows, puis des ballades, en n’oubliant pas la couche de violons par-dessus le tout pour que ça prenne, et en remuant juste assez pour qu’on puisse encore y accoler le mot de quatre lettres, telle une appellation mensongère : Pat Boone Just Rocks ! Ricky Is Rolling... Les cordes et les chœurs, c’était ça le secret : regardez le King ! Si Buddy, du haut de ses cinq hits, n’en pensait pas moins, il n’en avait pas moins compris, après ses expériences malheureuses de Decca, Coral, et surtout Petty, qu’il devait devenir son propre producteur, épauler aussi d’autres artistes, et était donc en passe de fonder son studio d’enregistrement, en plein New York, c’est-à-dire le plus loin possible de l’« autre ». Ça le changerait du Nouveau-Mexique et du studio de Norman, à Clovis! Etant lui-même multi-instrumentiste et maniant le deux-pistes avec dextérité, il se régalait de tous les plans, effets, échos et autres dubs qu’il allait pouvoir faire, notamment avec Eddie, de ces trains électriques pour grands et même avions grandeur nature que la vie lui offrait, comme aux Actualités Fox Movietone.
Contre toute attente, le public était chaud ce soir, et, après les dix chansons prévues, il en redemandait : alors, tout y passa, jusqu’à ce Words Of Love acoustique où l’on aurait entendu voler une mouche, sinon un imprésario. Un vrai triomphe qui lui donnait des ailes, du courage pour la route : fallait-il en vouloir pour se payer trois heures de vol en plein hiver et de nuit, pour rejoindre le fin fond du Dakota, Fargo : ce n’était plus une tournée, mais un western! Qui diable pouvait vivre là-bas, dans le trou du cul du monde? Il esquissa une fausse sortie, fit mine de saluer et de partir, puis, devant un déluge d’applaudissements, remit ça avec une reprise de That’ll Be The Day, son premier vrai tube avec sa Peggy Sue : « Well, that’ll be the day/When you say goodbye/Yes, that’ll be the day/When you make me cry/You say you’re gonna leave/You know it’s a lie/’Cause that’ll be the day/When I die ». Aux dernières notes du morceau, la salle était debout et en délire, à en faire tomber le toit du stade, plus sûrement que la neige ! Il présenta alors ses musiciens, un immense sourire aux lèvres, ôta sa guitare et se dirigea vers les coulisses où l’attendaient les autres artistes et la traditionnelle séance d’autographes, qu’il pleuve ou qu’il vente. Malgré sa fièvre, le Big Bopper l’accueillit comme à la radio, en restant ce qu’il avait toujours été : un VRP rondouillard et ravi qui n’en revenait pas encore d’avoir été pris dans la tournée (alors qu’il avait tout fait pour!) et n’arrêtait pas de féliciter tout le monde comme après un match. Il trouvait tout formidable, même l’entracte, et bissait systématiquement son unique titre, ce malheureux « Lacet de Chantilly ». A presque 30 ans, il était aussi l’aîné, le doyen de l’histoire, et avait donc du recul, savait bien que tout cela n’avait qu’un temps, en tout cas en ce qui le concernait, puisqu’il était un « coup », ce qu’on appelait un « one shot », et qu’il avait sous les yeux l’exemple d’Alan Freed. Alors il était bien décidé à en profiter, sans perdre une seconde : ce serait donc l’avion.
Ritchie, lui, était beaucoup plus subtil malgré son jeune âge – quasiment la moitié du « grand Bopper » – et avait vraiment apprécié le concert, ça se voyait dans ses yeux. Il avait toujours cet air espiègle, presque canaille, et complice qu’ont les jeunes chicanos, bien qu’il fût né à LA et Américain pur jus, n’aimait rien tant que les bonnes blagues, les sessions revival (tout y passait, dans les chansons de son enfance, jusqu’à Malaguena), et conservait pourtant derrière tout ça un vrai côté candide, fleur bleue, quasiment naïf, qui jurait avec sa taille robuste et son aspect rustaud. Il avait encore beaucoup à apprendre, par exemple traverser sans broncher la nuit américaine en bus glacé, mais il avait vraiment froid et se remit à négocier sur le coup de minuit sa place dans l’avion avec Allsup, tout en dédicaçant sa photo à une longue file de teenagers emmitouflés qui lui soufflaient leur prénom dans la nuit comme un aveu, récupéraient le précieux talisman, et partaient ensuite le faire contresigner par les autres, ou inversement. Pour Lucie, pour Julie, pour Lisbeth... Un rituel, un code, une cérémonie qu’il aurait bien fait durer jusqu’au petit matin, tant la sensation en était agréable, annihilait le froid, la pluie et les engelures, tant il aurait bien copié cent fois, mille fois comme en punition : « Ritchie forever, Ritchie friendly, Ritchie sincerely, Ritchie yours », et toutes ces bêtises. Dire qu’il aurait pu coucher ici, faire la fête à toutes ces filles, en épouser peut-être une et lui donner un destin, et qu’il lui fallait s’envoler dans la nuit, vers d’autres filles qui l’attendaient à l’horizon du Dakota, quasiment une autre planète. La vie était trop bête. Et d’abord récupérer une place dans le zinc : il y tenait, n’en démordait pas, et quand Ritchie voulait quelque chose, il s’accrochait, et généralement l’obtenait : il avait trop manqué des choses pour ne pas réclamer sa part.
Vers minuit cinq, il remit donc ça avec Allsup, et l’autre, excédé, lui proposa de tirer la place au sort ! Aussitôt, Ritchie se dit qu’avec sa légendaire poisse, c’était perdu d’avance : il n’avait jamais eu de chance au jeu. Mais il lança la pièce et décrocha la lune : ça avait marché! « C'est bien la première fois que je gagne quelque chose », répétait-il en boucle, surpris que sa chance ait tourné. Ce n’était hélas pas le cas, et il avait même tiré le gros lot, le jackpot de sa vie, puisqu’il la laissa en prime. Et il courut annoncer la bonne nouvelle à Buddy – « Il serait des leurs, le tiercé gagnant ! » – qui n’avait lui-même plus qu’une idée : s’en aller, décoller, s’assoupir un peu là-haut, si les conditions de vol le permettaient, et ensuite se coucher pour de bon dans un vrai lit d’hôtel à deux pas de son futur lieu de concert, pour peu que les bruits de la ville ne le réveillent pas trop tôt. Minuit vingt-cinq : tout le monde sauta dans un taxi, c’est-à-dire Buddy, Bopper et le petit dernier, Ritchie-la-chance, puisque les autres étaient une fois de plus de corvée de bus, un vieux Pullman d’avant-guerre où l’on chargea précipitamment le matos, amplis, fils et instruments, à l’abri de l’humidité.
Sur la grand-place de Clear Lake, blanche comme une ville russe, on se fit de vagues signes, quelques au revoir goguenards aux veinards du ciel contre les forçats de la route, sans oser se souhaiter bonne nuit, et chacun regagna son véhicule, d’autant plus que la neige recommençait à tomber, sans un bruit. Il ne faisait même plus froid, et l’on s’entendait à peine marcher, en comptant ses pas perdus dans le blanc, comme à Noël. Ça rigolait, déconnait, râlait, et les affiches du concert – « Ce soir dans votre ville, etc. » – commençaient déjà à se décoller, à moins qu’on ne les y ait aidées. Direction Fargo, puis Morhead, on ne savait plus bien : à ce stade-là, toutes les villes de campagne se ressemblaient, pâles, muettes, endormies, avaient le même goût d’arrière-boutique et le même parfum d’ancien temps, de planète Mars avec leur dernier snack, leur motel glauque et leur discothèque clignotante. Les salles des fêtes sont toujours blêmes au réveil du spectacle.
Vu de près, l’avion était plus petit qu’ils ne l’avaient imaginé, une vraie bonbonnière, un aspirateur volant, et le pilote, un certain Roger Peterson, aussi jeune que le zinc était vieux. Un petit gars inexpérimenté qui, pour corser le tout, n’avait presque jamais touché à ce modèle et peu volé de nuit, ce qui faisait beaucoup, et Buddy se félicita de ne pas avoir parlé de son initiative à Maria Elena, lorsqu’il l’avait appelée cet après-midi. Elle l’aurait mis en garde, et n’en aurait pas dormi de la nuit, ce qui aurait fait une insomnie de plus. Pour comble de malchance, la tempête de neige avait recommencé de plus belle, et ils allaient devoir se diriger au radar, en raison des mauvaises conditions de visibilité. C'était un choix risqué, mais cela leur ferait un bon souvenir à raconter, quand ils seraient vieux et évoqueraient au coin du feu leurs mémoires de rockers. Et puis cela deviendrait peut-être un jour une chanson : il se disait qu’en y regardant de près, tout était chanson dans la vie...
A une heure cinq du matin, le moteur tournait depuis cinq minutes lorsqu’ils s’entassèrent en riant dans l’appareil, encore couverts de flocons et de paillettes, ravis de constater qu’ici au moins, le chauffage fonctionnait. A coup sûr, ces trois heures passeraient comme lettre à la poste, et ils se réveilleraient demain au chaud, devant un bon petit déjeuner en se demandant s’ils avaient rêvé ou réellement volé, frôlé les étoiles pendant la nuit. L'avion commença à rouler, prendre de la vitesse et foncer dans le noir sur l’étroite piste, un tarmac improvisé et hâtivement déblayé. A bord, tout le monde riait sauf le pilote, qui n’avait pas vu le concert et se concentrait sur un horizon noir comme de la suie, un vrai tunnel de glace. Mais Buddy, toujours consciencieux, avait à cœur de faire un bilan du spectacle, d’autant plus exigeant qu’il avait tenu les baguettes pendant la première partie, et avait donc cette fois une vision d’ensemble de la soirée. Et il lui semblait que, par moments, le son avait craché, fait du larsen, et qu’il faudrait revoir ça demain aux balances, refaire des essais de voix. Les autres, épuisés et anxieux, secoués par la course de l’appareil qui allait enfin prendre son vol, acquiesçaient machinalement, mais ils auraient dit oui à tout et à Buddy dans un moment pareil, tant ils avaient de kilomètres au compteur. Ils étaient d’accord, et Holly, pour faire diversion ou par énervement, en rajoutait aussi, évoquait une fausse note par-ci, un gag par-là, cependant que le Bonanza s’envolait définitivement dans les airs avec un bruit de moteur poussif, traversant dans son ascension un véritable mur de neige drue.
On n’y voyait plus à vingt mètres, tant le blizzard était fort à cette altitude – cinq mille pieds – et le brave Peterson se mit comme prévu au radar pour essayer d’y distinguer quelque chose. Il n’avait pas osé refuser, mais ce vol de nuit par mauvais temps le perturbait lui-même, et les autres auraient été fort surpris et inquiets de savoir ce qui se tramait dans sa tête à ce moment-là. Que feraient-ils s’ils avaient une avarie et devaient atterrir en rase campagne? Ce que Buddy traduisait à sa façon par : est-ce que le colonel Parker aurait pris un tel risque avec Elvis? Tout cela n’était-il pas la faute de Petty qui, en trois ans de collaboration, ne leur avait même pas donné les moyens d’acquérir un bus qui marche, roule et chauffe normalement? Sa carrière tournait en rond dans ce ciel, pour ne pas dire qu’elle tournait court, et il fallait y mettre bon ordre dès qu’il en redescendrait. Eliminer tous ces parasites et reprendre le bon bout, celui de sa Fender préférée.
La visibilité était devenue nulle, et les essuie-glaces ramaient désespérément dans le noir, balayant le ciel à coups de gros paquets de neige qui se pulvérisaient dans les réacteurs et giclaient contre le cockpit. Peterson tenait tant bien que mal le cap, sans un mot, en s’en remettant au radar, cependant que les autres cherchaient à s’assoupir entre deux soubresauts de la carlingue, dans le bourdonnement indécis des moteurs. Et à cet instant précis, Buddy, qui restait toujours le leader et d’une certaine façon le patron de tout ce monde, sut qu’il avait fait cette fois le mauvais choix. Il le sentit comme on tire une mauvaise carte, qu’on s’en aperçoit rien qu’à la frotter du pouce et qu’on voudrait s’en débarrasser tout de suite, en vain, parce qu’elle vous colle aux doigts. Ce zinc avait tout le mal du monde à avancer, progresser dans la tourmente, et ils allaient mettre un temps fou à arriver, s’ils y parvenaient. Mais il ne dit mot : cela n’aurait servi à rien, qu’à inquiéter les autres. Et il s’enfonça dans sa canadienne et attendit, à bout de forces, cependant que Peterson, accroché à son manche à balai, ne quittait plus des yeux son gyroscope qui allait et venait, montait et descendait en s’affolant, cliquetant. Cet appareil n’était pas fichu comme les autres, les Fokker, Piper et autres McDonnell Douglas qu’il pilotait habituellement, et en l’absence de tout autre moyen de contrôle et de toute visibilité, il crut un moment qu’il prenait de l’altitude, alors qu’il en perdait. Cela ne tenait à rien, à quelques dizaines de mètres à peine, ballottés dans le vent froid du nord-ouest, mais suffit pour déstabiliser l’avion, qui se mit soudain à piquer du nez en réveillant tout le monde en catastrophe.
Peterson étant le seul à avoir attaché sa ceinture, les autres se sentirent arrachés à leur siège et virent le pare-brise du Bonanza approcher dangereusement de leur tête, tandis que dehors un tourbillon de flocons muets les enveloppait tel un sapin de Noël. On cria, hurla, s’agita, cependant que le pauvre Peterson, qui n’avait même pas de radio, s’efforçait de redresser la barre, de tirer le coucou vers le haut, sans plus savoir où il en était. Ritchie, qui avait régulièrement le vertige, appelait sa mère en priant en espagnol, accroché aux manches du Bopper qui donnait des ordres confus, incohérents, au pilote dépassé. Seul, Buddy, blanc comme linge et prêt à craquer, gardait un calme apparent en se répétant en silence le prénom de Maria Elena, qui devait sûrement veiller là-bas en pensant à lui et le croyant dans le bus, frigorifié mais heureux. Sous ses pieds, le sol s’effondrait, disparaissait, s’ouvrait soudain comme un trou noir et il se sentait aspiré, avalé par la nuit blanche de cette tempête improbable, avec l’idée folle et insistante qu’ils n’auraient pas dû être là, à cette heure-là, dans cet avion fou, et qu’avec un peu de courage et d’imagination, ils allaient tous se réveiller congelés mais vivants, mille pieds au-dessous, sur la route de Fargo, rire un bon coup et reprendre ce soir leur manche de guitare qui, lui, ne les trahirait jamais. Tout ça, il le savait, c’était la faute de Petty, qui n’avait rien fait comme il fallait à part le dépouiller, au temps de leur équipe, et il allait avoir de ses nouvelles dès leur retour, il entendait ça d’ici.
Mais ils tombaient, à 100 kilomètres à l’heure, dégringolaient du ciel dans un grand cri, mélangés, renversés, comprimés par la chute, secoués comme dans un énorme shaker, Chantilly lace et tout, et s’écrasèrent trois secondes plus tard dans un champ à flanc de montagne, à 8 miles au nord-ouest de l’aérodrome, moins de dix minutes après avoir décollé. Comme une perdrix s’abat, les jours de chasse au Texas. Tout s’était passé si vite, si bêtement et si violemment qu’on n’y avait rien compris, à Clear Lake, et qu’il faudrait attendre le lendemain avant de les retrouver, voire même de les rechercher. Ils avaient fait le ciel comme d’autres le mur, une virée givrée dans l’au-delà. Au pied du Bonanza fracassé, dont la seule aile valide, intacte, pointait encore vers le ciel vide avec son numéro de matricule, N3794N, on pouvait voir, éparpillés dans la neige sur une cinquantaine de mètres, les corps inertes et intacts des trois musiciens, qui avaient été projetés hors de la carlingue lors du choc final et gisaient entre la barrière barbelée, qui protégeait la plantation gelée, et le talus d’une route départementale. Disloqués, rompus, parsemés, et encore vêtus de leurs manteaux d’hiver, comme s’ils avaient finalement choisi de se reposer sur le bord de la route, épuisés par tout ce manège et la soirée animée de la veille, par cette musique sauvage qui leur brûlait encore les doigts. Par leur course contre la montre à rubis d’Elvis the Pelvis. Il y avait moins de deux heures, ils réinventaient le rock’n’roll, mettaient le feu à la ville, déréglaient les radios locales, tombaient à 20 ans mille filles d’un coup, d’un claquement de doigts ou de médiator. Ils étaient les rois, the « Biggest show of stars », comme disait la publicité. Ils vivaient à 100 %. Et les coulisses résonnaient encore de leurs rappels fébriles, leurs blagues et leurs rires, de leurs paris de gosses et de ces plans qu’on fait sur la comète, après l’extinction des feux.
Ce matin-là, le guitariste Waylon Jennings, le Cricket qui ne s’était pas envolé, se réveilla en sursaut dans le bus, brusquement arrêté en rase campagne, et émergea de son sac de couchage avec une sacrée migraine. Il avait mal dormi, dans le cadeau du Big Bopper, sans doute un problème de taille ou d’ego, et n’en revint pas en entendant la voix dans le transistor, qui lui débitait un truc incroyable, un peu comme si les soucoupes avaient débarqué, John Wayne viré sa cuti ou Liberace épousé la Begum. Tout le monde était mort, là-bas, tombé du ciel, descendu tout droit et enterré quelque part sous la neige fraîche. Le show était terminé. Buddy ne bougeait plus, n’appellerait plus, ne jouerait plus, ne sourirait plus bêtement à l’avenir, ni le géant des platines, ni le môme à la banane, et, à une corde de guitare près, c’est lui qui aurait dû être couché là-bas, et Ulff à la place du gamin. Ils venaient d’échapper à la mort, et en gardaient encore le sale goût dans la bouche, comme un parfum de cendres froides, en essayant de parler d’eux à l’imparfait. Comment dire soudain d’un copain de la veille qu’il était comme ci ou comme ça?! Déjà, la presse commençait à titrer « THE DAY THE MUSIC DIED », comme il se doit, les postes TSF à programmer le trio funèbre et les filles de Clear Lake à pressentir le never more, découvrir que leurs idoles étaient mortelles et leurs autographes d’hier des souvenirs, presque des testaments. Maria Elena, qui n’avait même pas voulu écouter la radio, fit quelque temps plus tard une fausse couche : le jeune Buddy Holly n’aurait pas de successeur, même s’il fut remplacé dans la tournée fatale par Paul Anka et Fabian. Norman Petty continua à prospérer sur les droits de son artiste, et revendit bien plus tard son catalogue, c’est-à-dire celui de Buddy, à un certain sir Paul McCartney, qui n’avait pas été le moins influencé à ses débuts par la musique de Holly, dans ses ballades, et qui produisit un film sur l’idole.
Car si l’on célébra quasiment plus Ritchie et le Bopper que Buddy le bien nommé – littéralement le « copain » –, au lendemain de leur mort, tant il commençait à être déjà passé de mode, deux ans après ses plus gros succès, c’est évidemment lui qui fut repris dès les sixties par les Beatles, les Stones, Bobby Vee, Linda Ronstadt et tous les autres, jusqu’à finir en refrain dans le tube American Pie de Don McLean : « And them good old boys were drinkin’ whiskey and rye/Singin’, this’ll be the day that I die/This’ll be the day that I die/... I can’t remember if I cried/When I read about his widowed bride/But something touched me deep inside/The day the music died... ». Lui qui, à défaut d’en avoir une, passa à la postérité avec ses 47 petits refrains des familles. Lui qui immortalisa ad lib cette brave Peggy Sue dont le prénom, pardon, le titre d’origine était Cindy Lue, et qu’il n’en finirait plus d’appeler dans le vide, à des décennies de là, comme un gosse perdu dans le noir cherche sa mère. Lui qui montra en quelque sorte le chemin à Waylon Jennings et en fit la plus grande star RCA de la country music, quelques années après. Lui qui ouvrit la voie à toute une série de sorties tragiques, sur la route mouvementée du rock, à commencer par son pote Eddie Cochran, quatorze mois plus tard. Lui qui démontra avec le recul au monde entier qu’il suffisait parfois d’une chanson, une seule, pour donner du rêve à toute une génération d’après guerre, fût-ce au prix de sa vie.
Alain..

Site sur le son et l' enregistrement de Claude Gendre http://claude.gendre.free.fr/
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