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11-Les disparus "Marvin GAYE"

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hencot
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11-Les disparus "Marvin GAYE"

Message par hencot »

M A R V I N
Amen ou Au nom du père

A l’été 1980, lors d’une tournée anglaise, Marvin Gaye refusa soudain de monter sur scène à Manchester, un soir qu’il était vraiment mal, et s’échappa littéralement du concert, comme on jetterait l’éponge en tombant du ring : il se sentait K.-O.
Peu de temps auparavant, de retour du Japon, où il avait achevé un tour du monde « live », il était descendu de son avion en transit à Hawaï, et avait catégoriquement refusé d’y retourner, restant plusieurs mois sur l’île paradisiaque comme s’il avait sauté de sa vie en marche, voulu changer d’histoire à tout prix. Il arpentait les plages en s’efforçant d’effacer les mauvais souvenirs qui le poursuivaient jusqu’ici, et le mettaient en demeure de tout, c’est-à-dire de payer pour la route. Et quelques semaines après sa fuite au pied levé, il avait carrément faussé compagnie à toute son équipe en passant par les toilettes de l’aéroport d’Heathrow, comme un monte-en-l’air ou un frontalier sur la touche.
Il faut dire qu’il venait de se faire sacrément remarquer en refusant de chanter pour la princesse Margaret, ce qui constituait ici une sorte de crime de lèse-majesté. Il était alors défoncé, couvert de soucis et de dettes, souvent liés à ses divorces, harcelé par ses dealers, ses producteurs et ses créanciers, qui pouvaient parfois se confondre, et rêvait d’un ailleurs et d’un anonymat qu’il trouva curieusement à Ostende, quelques mois plus tard.
Là, durant de longues semaines, on vit ce grand quadragénaire noir, que personne ne reconnaissait dans cette tenue, parcourir la campagne belge en vélo et remonter la côte à pied, en s’arrêtant dans des bistrots où il passait pour un touriste ou un travailleur du coin, un peu plus taciturne que les autres, accompagné de son gamin. Il était hébergé dans une pension de famille locale, face à la mer, et s’employait à se désintoxiquer au grand air, de ses quarante années de vie américaine, dont vingt de show-business dans la black industry, la Gordy factory qu’était la Tamla Motown, avec un beau-père PDG du groupe, et quinze – les premières – d’église pentecôtiste à l’ancienne, avec un père pasteur qui lui en avait fait voir de toutes les couleurs, et ce n’était pas terminé.
Le dit beau-frère, Berry Gordy, qui se prenait pour Napoléon et ne rêvait que d’empire, venait de lui faire un enfant dans le dos, en publiant avant terme son dernier enregistrement, qu’il n’arrivait pas à finir et de toute façon n’aimait pas : comment peut-on se reconnaître dans une musique quand elle reflète le désordre d’une vie, les errances de séances glanées aux quatre coins du globe ?
Alors, il avait rompu définitivement avec eux, après deux décennies de tubes et de bras de fer, de chantage aux chansons et de duos formatés, de guimauve à écouter et de black blanchi, de travail-famille-piraterie dans le célèbre clan. Depuis qu’il avait épousé dans les années 60 Anna Gordy, fille de son compositeur-producteur de père et son aînée de 17 ans, il avait eu plus d’une fois l’impression de pointer à l’usine, la planche à partitions, la fabrique de succès déposés, qui l’avait fait chanter plus vite, plus moderne, plus blanc, plus Stevie ou Smokey, plus rythme que blues, quand il ne rêvait jamais que d’une chose : devenir crooner dans la lignée de Nat, son bon géant à lui avec ses feutres mous, œillades et mots de velours, ou même ce... Perry Como qu’il écoutait et imitait enfant, courant derrière son étoile filante comme un chat joue avec un reflet insaisissable, par un midi d’été!
Ils lui avaient fait, fait faire des tubes, tels ces Ain’t That Peculiar et I Heard It Through The Grapevine, et puis tous ces duos mielleux avec Mary Wells, Kim Weston, Valerie Simpson, Diana Ross – la maîtresse de Berry – et surtout Tammi Terrell : You’re All I Need To Get By, Ain’t No Mountain High Enough, du tandem Ashford et Simpson – les deux meilleurs auteurs de la firme – cousus main sur sa taille de jeune premier et de gendre vraiment idéal.
Mais Tammi, c’était différent, elle rayonnait, swinguait, jouait avec lui et l’allumait comme un soleil, et leurs albums communs – United, Easy, les titres étaient déjà tout un programme –, restaient ses plus beaux souvenirs, le meilleur de sa vie à Detroit (l’expression Motown venait de Motor Town, la ville aux voitures, et il en avait possédé lui-même jusqu’à 17 en même temps !).
Et puis, un jour de 1967, la vibrante Tammi s’était écroulée en plein concert dans ses bras, victime d’une tumeur au cerveau!
L'horreur absolue, puisqu’elle était à la fois sa partenaire officielle et sa compagne officieuse, et que, désormais interdite de scène, elle avait mis trois ans à mourir, devant lui à 25 ans ! Le pire apprentissage de la vie que Dieu ait pu lui envoyer : sur l’album suivant, c’était toujours sa photo, business oblige, mais la voix d’une autre, pendant qu’elle agonisait en coulisses ! Tammi la rieuse, l’espiègle, la ravageuse l’abandonnait en plein show, en plein succès, et fermait le ban en le regardant continuer la route sur le petit écran! Il ne s’en était jamais remis, n’avait même pas compris qu’une telle chose pût arriver, à une fille aussi fraîche et parfaite, qui le dévisageait comme s’il avait été le « King » Cole en personne, auquel il avait d’ailleurs consacré tout un album. Il avait commencé à se défoncer à ce moment-là, pour ne pas voir ça, avait stoppé net sa carrière pendant deux ans, et changé ensuite radicalement de cap. Mais elle ne l’avait pas vu, pas su, alors qu’il le lui devait sûrement, c’est grâce à elle qu’il avait coupé le cordon, fait face à la Tamla family et à beauf Gordy, troqué le costume cravate blanc contre la tunique africaine, c’est-à-dire le boubou, écrit, produit et enregistré son mythique What’s Going On.
Au même moment où Tammi avait chancelé, glissé de son bras, Martin Luther King était tombé sous les balles de la vieille Amérique, et son frère Frankie était depuis trois ans au Vietnam. Il avait 30 ans, l’âge de Sam Cooke, voyait s’envoler Otis, James Brown monter au créneau, et Sidney Poitier venir dîner, partir Malcom X et grandir le petit Stevie.
Il entendait toutes ces voix blanches qui venaient lui en remontrer, avait le blues de Burdon, Cocker et Van Morrison, et se demandait enfin ce qui l’empêchait d’être aussi libre que Sinatra, cool que Dean Martin, fou que Sammy Davis. Enfin, comme un volcan sent gronder sa lave dans son ventre, monter le feu de ses entrailles, il savait qu’il avait quelque chose à dire, un vrai message à délivrer, qu’il était là pour ça et avait désormais honte de danser chez Ed Sullivan avec le fantôme de sa collégienne, s’endormait avec le sourire de Tammi et se réveillait avec sa voix qui lui disait d’y aller, Let’s Get It On, de l’énergie et des idées pour deux, pour des millions, pour l’humanité. Depuis qu’elle était partie, et en même temps plus présente, pressante que jamais, avec ce sentiment du temps, de la vie qui attend, ou plutôt n’attend pas, des mots à rendre et d’un deuxième destin à porter, depuis qu’il était en état d’urgence, mobilisé, engagé, et s’entraînait à dire « non », « je », « c’est comme ça », « C'est ce que je veux », ne voulait plus se laisser faire pour un oui pour un non, il avait changé de tout : de vêtements, de démarche, de visage et même de voix, et surtout d’époque et de son.
Lui qui avait été si lisse, si propre, si souriant et si blanc, dedans, s’était laissé pousser la barbe, les idées, les chansons, désormais hors normes, il était sorti de ses gonds et trouvait ça bon, quand il marchait dans les couloirs de NBC et qu’on marquait un temps, qu’on hésitait à le reconnaître, avec sa nouvelle tête de « frère », son pas devenu plus lent, plus sûr, imposant, de type qui sait désormais où il va et n’a plus le temps des détours, des temps morts et des pauses photos. Plus de vie à perdre.
Il avait déjà donné, payé l’addition et laissé le pourboire. C'était son secret, son moteur et son trip. Lui seul le savait, mais il l’aurait juré, il marchait avec Tammi, elle continuait à travers lui, et ils iraient loin, main dans la main, et aucune montagne ne serait assez haute pour les arrêter. Pas de barrière ni de frontière, de deal ni de payola, de minutage ni de formatage, d’intelligence avec le système. Le monde avait changé, l’avait imité, il y avait de l’électricité dans les studios, la guerre à la radio et des émeutes à la télé, et lui, Marvin, il avait une lettre à leur envoyer, à sa manière, comme chantait Frankie.
Bien sûr, Berry, furieux, avait tout fait pour l’en empêcher, l’avait menacé, engueulé, insulté : son disque ne ressemblait à rien, ne rentrait dans rien, ne respectait rien, et tant qu’il serait là, il ne voulait pas de ça chez lui. Et puis la sœur, sa femme, s’y était mise aussi en le traitant de fou : ne s’enfermait-il pas certains soirs dans sa chambre avec un revolver, quand le fantôme de Tammi grattait un peu trop à sa porte, et qu’il avait avalé ce qu’il fallait pour lui résister? Les premiers temps de sa disparition, il avait même pensé à se reconvertir comme boxeur ou footballeur, puisque c’était un athlète, à taper dans tout ce qui bougeait pour décharger sa colère, cette révolte contre le ciel qui le gagnait et le faisait maudire jusqu’aux nuages, et même le bleu de l’été. Il ne supportait plus cette paix, cette fausse sérénité, ce silence insolent que lui renvoyait l’horizon à l’heure de Tammi, quand les lumières se tamisaient et que l’ombre s’insinuait, venait lui reparler d’elle en sourdine. Dans ces moments-là, il aurait voulu que le monde entier fût en deuil, s’arrêtât, et il lui semblait que tout, le vent, l’océan, la rumeur des villes prononçait son nom de concert, comme dans cette chanson d’Hendrix, que la vie ne parlait plus que d’elle et qu’il était le seul à entendre ce cri.
Alors, il replongeait de plus belle dans sa musique, car il était sûr de l’y retrouver, et jamais il n’avait poussé aussi loin sa quête, sa création. Le pire est qu’il n’arrêtait pas de remixer ses bandes, de se les passer et repasser depuis un an, à la recherche d’un détail, d’une scène ou d’un son que lui seul pouvait voir, entendre, comprendre, le fameux indice du tableau ou du tapis, comme dans la photo de Blow Up, qui le faisait prendre pour un fou, faisait dire aux gens qu’« elle » l’avait tué en mourant, alors que c’était le contraire, Tammi l’avait sauvé. Ils verraient ce qu’ils verraient.
Et après moult débats, conflits avec sa firme qui était aussi sa famille, décidément un mot compliqué pour lui depuis toujours, il sortit le disque, qu’il avait lui-même produit, quasiment procréé. Son premier vrai album après une avalanche de hits. Ses premiers mots d’homme, debout et engagé. Et ils firent mouche.
Ce fut un événement, son Sergeant Pepper’s black, non seulement pour la communauté et le public, mais aussi pour la profession, et l’écurie Motown en particulier : derrière lui s’engouffrèrent comme un seul homme tous les enfants de la firme, Stevie et Smokey en tête, qui en profitèrent pour faire aussi leur révolution musicale et passer à leur tour à l’étape suivante, qui était souvent leur âge adulte. Le disque de la vie du premier, publié deux ans plus tard, s’intitulerait d’ailleurs Songs In The Key Of Life, ce qui était déjà tout un programme... Et Marvin, promu d’un seul coup gloire nationale, remit ça deux ans après avec un album du même tonneau qui portait presque le même titre que le précédent, phonétiquement parlant : Let’s Get It On et confirmait qu’une vedette pouvait devenir une star en changeant radicalement de discours, d’image et de son, ce qui était aussi une leçon de métier. Il n’y avait rien à ajouter. L'argent coulait à flots, les filles suivaient, et les ennuis aussi. La suite de sa vie ne fut dès lors qu’une sorte de désescalade lente, sourde, et parfois même brillante. Il n’arriva jamais à transformer l’essai, jusqu’au dernier disque, et donc au dernier jour, comme si la montagne de la chanson était devenue trop haute, et que Tammi eût finalement lâché prise, lui eût lâché la main. Il commença par divorcer d’avec Anna, autant dire d’avec Tamla, dont c’était d’abord la fille aînée, le meilleur du père Berry : elle demanda plus d’un million de dollars de pension, et il lui céda l’avance totale de son prochain disque chez... Motown! La boucle était bouclée. Et il se remaria bientôt avec une fille qui avait à nouveau dix-sept ans de différence, mais dans l’autre sens : il avait vraiment changé de cap, mais pas de nature, et divorça plus tard tout aussi spectaculaire-ment de celle-là, qui lui fit vendre voitures (les 17 !) et propriété, et acheva de le ruiner. Sans moitié, Marvin ne savait pas gérer ses affaires, et quand il prenait femme, elle le quittait, étrange paradoxe pour celui qui était un séducteur impénitent et l’ex-archétype du jeune premier black.
Alors il enregistra, des albums en public qui témoignaient bien de son ardeur, et d’autres en studio, qui prouvaient sa difficulté à se renouveler, dépasser un tel sommet : il avait mis la barre très haut. Non pas que ses disques suivants, I Want You et Here My Dear, aient manqué de souffle, d’inspiration ou d’originalité, mais ce n’était plus ça, il avait perdu le truc, s’était pris à son propre piège et ne voulait ni se répéter, ni changer pour changer, peinait à écrire la suite de son histoire, tout comme à la vivre. Il était ailleurs, dans ses nuages, la tête en fumée. Il se dispersait, s’éclatait, s’abandonnait, et avait remplacé son ange gardien, le cher fantôme, par un autre bien plus encombrant et surtout présent : Marvin Gay, sans « e ». Plus exactement Marvin Pentz Gay senior.
Car, pour son malheur, Marvin Gay – son nom s’écrivait initialement ainsi – était le fils de... Marvin Gay, un père confus, hargneux, prédicateur et avant tout paresseux qui avait eu quatre descendants, et surtout à cœur de pourrir la vie du second, Marvin, devenu vite sa tête de Turc à travers les messes et chorales, de l’enfance à l’adolescence, peut-être parce qu’il lui ressemblait et portait justement son nom.
De tout temps, Marvin Senior avait harcelé Marvin Junior, l’avait tabassé, corrigé, sermonné, d’autant plus qu’il prenait la défense de sa mère, et que le père l’avait prise en grippe : un cercle vicieux, qui avait amené le jeune homme à s’engager dès que possible dans l’armée, à 17 ans, pour lui échapper. Puis la musique avait changé la donne, les groupes s’étaient succédé et Marvin... Gay s’était fait un nom en entrant dans la famille Gordy, en même temps qu’il faisait connaître celui de son père et subvenait désormais à ses besoins. Ce que l’homme d’église lui pardonnait encore moins, convaincu que cet argent était celui du diable, qu’il n’était de musique que le gospel, et que son fils avait définitivement quitté le droit chemin, en multipliant les aventures, les expériences et les engagements. Et, comme il se doit, Marvin père ne ratait jamais une occasion de rappeler à Marvin fils qu’il désapprouvait son comportement, alors que Marvin avait procuré à Marvin une vie de nabab, et même paradoxalement un nom, en avait fait une sorte d’idole des prédicateurs, qui naturellement ne prédisait rien de bon. Aussi le fils s’était-il éloigné peu à peu, de scènes en studio, il avait élevé un mur de son entre son père et lui, évitait de l’appeler ou de le voir avant un concert ou un enregistrement, car l’autre aurait tout fait pour qu’il échoue, qu’il mette un genou à terre comme dans le temps. C'était comme ça depuis toujours, leur rite et leur équilibre à eux.
Et Marvin y pensait, en parlait même à la caméra depuis sa curieuse retraite belge, en cette année 81, se disait qu’on n’avait rien sans rien et que c’était le prix à payer pour rembourser ce fameux don de Dieu qu’on appelait talents dans la Bible. Chacun avait son fantôme, sa tache, son nuage ou son grain de sable, lui il avait un père, le problème de Marvin Gay(e) était donc Marvin Gay, un nom qui, en outre, lui avait valu toute sa jeunesse les quolibets de ses camarades puisqu’il prêtait à confusion, et qu’il ne correspondait que trop bien à ce père-là, à ce qu’on racontait. Ne disait-on pas l’avoir vu un jour travesti?! Va-t’en faire avec! Mais là, à l’autre bout du monde, et donc de sa famille, il avait repris du poil de la bête, s’était bien lavé la tête du passé, avait vidé ses caves et armoires à pharmacie, et il se préparait à rempiler, remettre ça comme aux premiers jours de 69 : il avait retrouvé l’envie.
C'était arrivé un matin, sans en avoir l’air, entre une sortie à Bruxelles et un dimanche à la mer, la plus triste qu’il ait jamais vue. Entre deux ciels bas, presque clos, un casino aux airs de falaise qui se jetait à l’eau et une fête entre amis, où il goûtait par-dessus tout le plaisir d’être redevenu monsieur tout-le-monde, un homme comme un autre et surtout lui-même un père, avec son fils, savourant des joies simples comme des évidences, comme des chansons populaires. Depuis quelque temps, au moment de se coucher, elles lui revenaient, le démangeaient, l’interpellaient : aucune erreur possible, il avait des musiques en tête, et des bonnes, il les sentait, les flairait, les devinait sur ses instruments comme s’ils s’étaient réveillés d’une longue nuit. Il connaissait cette sensation par cœur, à la fois délicieuse et cruelle, cette torture bénéfique, cette impulsion qui lui donnait envie de dénicher tout de suite une guitare, un clavier, un stylo, d’y aller, et de cracher son jus, son riff, son titre, cette infime poignée de mots ou de notes à partir de quoi on a tout, comme on reconstitue le mammouth d’après le tibia. Le reste suit, et votre chanson vous en présente aussitôt une deuxième qui, elle-même, vous en ramènera une autre, et tout le disque viendra, parfois double comme pour Here My Dear, l’album cédé aux Gordy. Un jeu d’enfant quand on y est, mais l’enfer pour y parvenir. Et il y était, il n’avait plus qu’à tirer le fil, dérouler la pelote à mélodies, tout était là, partout autour de lui, un disque d’or entier enfoui dans cette pension de famille près de la digue, tenue par ses amis Freddy et Frida, et qui le ramenait pourtant à des années-lumière de sa vie actuelle, dans ses suites royales et ses appartements princiers, entre Palm Springs et Londres, West coast et West end. Ne lui restait plus à qu’à trouver une nouvelle maison de disques, qui scellerait définitivement son virage, et ce fut CBS.
Pour être sûr de son coup, il réengagea même l’homme qui l’avait « découvert » vingt-cinq ans auparavant, le chanteur-producteur Harvey Fuqua, des Moonglows, et décida de réaliser l’album avec lui et son ami Gordon Banks. Les titres, Sexual Healing, Midnight Lady, Rockin’ After Midnight, My Love Is Waiting s’annonçaient chauds et correspondaient bien à ses préoccupations du moment, curieusement partagées entre ses lignes d’horizon – ses trips immobiles – et ses revues pornographiques (!), et l’enregistrement, en janvier 1982, se passa donc en Belgique, à Ohain, dans le studio Kathy du musicien Marc Aryan. Une étape d’autant plus importante dans sa carrière qu’en éternel pionnier, il va y expérimenter des programmations sur boîte à rythmes, la célèbre TR-808 Roland, et faire preuve une fois de plus d’innovation. Tout se passe d’autant mieux qu’il est détendu, reposé et en veut, entend bien prouver qu’il n’est pas mort, artistiquement parlant, face à tous les Rick James, Michael Jackson, James Ingram et consorts. Qu’il chante encore. Et qu’il n’a besoin ni de Quincy, ni de Berry pour reprendre les clefs du château. Il va donc donner le meilleur, comme un débutant, avec l’homme qui l’a vu débuter, puisqu’il « sait » ce qu’il a encore en lui, et pourrait ne pousser qu’une seule chanson, longue comme une plainte, s’il le fallait. Exactement comme cet album de ballades mythiques, prophétiquement intitulé Vulnerable, qu’il a enregistré en 1967 pour Motown, et jamais publié parce que « pas dans le ton », autant dire dans le moule. Peut-être le meilleur de sa première carrière, en tout cas le plus proche de lui, le plus fidèle, et enterré pendant vingt ans ! C'est dire s’il en a gros sur le cœur en effectuant ses « séances belges », envie d’en découdre avec les torrents funk, punk et disco et de leur opposer la seule méthode qu’il ait jamais apprise, connue : le cool. « J’ai su très tôt que ma voix avait un pouvoir sur les femmes, je pouvais leur faire plaisir », confie-t-il alors à son ami, coauteur et biographe David Ritz, qui l’a suivi jusqu’au pays de Brel. Et c’est vrai qu’il est le seul, avec l’impressionnant Barry White, à creuser ce sillon, ce microsillon sentimental, à renverser sur ses plages de vinyle toutes les femmes de toutes les couleurs et de tous les pays, pour peu qu’elles aient un tourne-disque ou une radio à portée de main. Un effet radioactif, en quelque sorte, puisqu’ils font parfois figure de bombes sexuelles. N’ont-ils pas d’ailleurs le projet d’un disque en commun, après la publication attendue de celui-là?
Sorti en octobre 1982, l’album grimpe tout de suite au sommet, et notre homme repart en tournée à travers les Etats-Unis en 83 avec Sheila E. aux percussions, fort d’un hit à en faire pâlir Smokey, qui a refusé de l’aider en pleine débâcle, l’an dernier. Dommage : ils furent longtemps inséparables, ces deux-là. Comme il y a le yin et le yang, l’ombre et la lumière, des rimes féminines et masculines, il y avait, dans les années 60 à la Tamla Motown, Smokey et Marvin – les prénoms suffisaient dans la célèbre firme de Détroit – les deux crooners soul maison, nés quasiment la même année, révélés en même temps, etc. Sauf que « Smoke » était devenu tout de suite vice-président de la firme, dès 62 : un malin, dont Dylan disait qu’il avait la « plus belle voix d’Amérique ». Bye, Bye Smoke, Tamla and co, c’était lui qui tenait la corde, maintenant, avec son slow d’enfer, qui faisait tourner et chavirer les filles dans les boîtes, et c’était CBS qui en récolterait les fruits, avec lui. Tu entends ça, Berry? CBS! Un million de copies : dix semaines n° 1 au Billboard R&B charts – le single resté le plus longtemps en tête –, 4e place en Angleterre aux UK Pop singles, 3e meilleur titre sur cent au Billboard, onze nominations aux Grammys, deux Grammys et un American Music Award, comme meilleur interprète masculin, puis classé par Rolling Stone parmi les 500 plus grandes chansons de tous les temps ! Un standard qui allait influencer notablement les Jackson, Prince et Lionel Richie, être repris par Michael Bolton, Michael McDonald et Ben Harper, samplé mille fois etc. Oups ! Santé, Berry ! Et en plus cela s’appelait Guérison Sexuelle : un comble !
Marvin avait réussi son pari le plus fou : regagner pour la troisième fois les sommets après en être tombé deux fois, et il n’en revenait pas lui-même, hélas à tous les sens du mot. Trop haute la montagne, et surtout harassante quand on en connaît la dernière marche, qu’on a déjà goûté au ciel, et qu’on sait la vanité, la vacuité des choses d’ici-bas. Même là-haut, sur le toit du monde, on est un grain de l’univers, quand bien même on aurait toutes les femmes, tous les dollars, tous les dieux terrestres à ses pieds. On n’est rien, et on ne le sait jamais mieux qu’au Top, fût-il 50, 100, 5 000 ! Et si on l’oubliait, il y a toujours un prédicateur, prédictateur sur la colline pour vous le rappeler, chaque matin au sermon de sa cuisine : « Reviens sur terre, mon fils, redescends parmi nous, rase-toi et trouve-toi un travail honnête : cet argent est trop blanc, trop neuf, trop brillant pour être catholique, il te brûle les doigts et la tête, tu n’es plus toi-même, où es-tu passé, où est notre cher enfant? Cesse de chanter, prôner le péché et reviens parmi nous : ta mère est à l’hôpital, mal, malheureuse, pendant que tu caresses les autres femmes et que tu brises des couples, que tu défies les lois de notre Seigneur. Tes anciennes compagnes ne te saluent plus quand tu traverses la rue, et notre pasteur a honte de toi, le dimanche, quand tu t’exhibes sur scène avec ces filles nues. Quel démon as-tu en toi, mon fils, pour nous faire tant de mal, te faire tant de mal? Où sont passées les valeurs que nous t’avons inculquées, ta pauvre mère et moi, les bonnes résolutions que tu prenais à 11 ans, au temple, quand tu m’accompagnais à la chorale? Où es-tu, Marvin, et qu’as-tu fait de nous, de toi, de notre nom? Tes frères travaillent honnêtement, eux, ils ont gagné leur place au paradis, près des anges, et toi, mon pauvre fils, où vas-tu dormir ce soir, où est ta maison, ta femme, ton paradis? Reviens, Marvin, redescends de là-haut, sauve ton âme ! Aie pitié de toi ! »
Mais le cœur n’y est plus, et il ne supporte décidément pas le succès, son image dans le miroir, son visage à la une, à moins que ce ne soit l’Amérique elle-même qui le révulse, le ronge, le pousse au crime. Il n’en peut plus, de son chemin de croix, de ses montagnes russes ou US, retrouve au pied de l’avion ou du train ses vieux démons, tels qu’il les avait laissés en partant, son petit tas de peurs, de phobies et de rages. A peine est-il rentré chez lui que l’« autre » est aussi de retour, le Marvin des mauvais jours, des nuits blanches et des plans glauques, la proie des dealers et des imprésarios, ce qui revient parfois au même. Le Fugitif, version eighties, à cette nuance près que lui court en pleine lumière, se sauve sous les sunlights, se cache sur scène et à la télévision, gibier de micros et de caméras. Falling Star, comme chantait son crooner à lui, l’inaltérable Perry Como : « Attrape une étoile filante, mets-la dans ta poche et garde-la pour un jour de pluie. » Il aurait dû suivre le conseil, faire comme l’idole qui avait gardé la même femme depuis 1933, chanter Noël, les collégiennes et le ciel du Kentucky, signer toute sa vie la même photo de jeunesse et compter les entrées derrière son rideau rouge. Sortir chaque année le même disque et commencer à se teindre, à s’éteindre en douceur, avec des couplets sur le temps qui passe. Partir à reculons en donnant l’impression d’arriver.
Mais il était différent, hors normes, ni Stax, ni Motown, ni Chess, ni rien, juste Marvin Gaye inc., un label à lui tout seul, et un sacré bordel à l’intérieur. Le type à problèmes, capable de te jouer cinquante fois une note avant de la faire sonner juste, de sortir de scène s’il avait le blues, de se renfermer pendant des heures en lui-même après avoir jeté la clef aux orties. Un cas, à la fois le rêve et la terreur des producteurs, puisqu’il ne peut livrer d’œuvre que personnelle, donc exigeante, qu’il vise haut et y sacrifie tout, que ce soit en privé ou au travail. L'artiste dans toute sa splendeur, noyé dans une industrie du spectacle, et qui se heurte à tout, tous, pour mener à bien une profession de foi que les autres appellent profession tout court. Célébré, incompris, invivable : « Vulnérable », comme le titre de son album fantôme, cette œuvre avortée, chimérique qui incarnait à la fois toute sa force et sa faiblesse, son potentiel et ses peurs, tout le dilemme de sa vie, séduire, sourire, plaire au risque de se déplaire. Un disque de ballades à sa façon, où il reprenait les autres sans ne rien devoir à personne, une merveille d’épure et d’intensité. Un chef-d’œuvre, inédit, quasiment interdit, pendant qu’il paradait sur les chaînes avec ses duos de midinette, roucoulait à la une, se trompait de voie et quasiment de voix. Le jour, il faisait le beau, la nuit, il délivrait son âme, chantait au noir, transcendait la soul, et il n’est pas sûr d’avoir survécu totalement à sa première vie. D’être perçu vraiment pour lui-même. De ne pas être encore de temps en temps l’ « autre », le jeune Noir rangé qui devint dérangé, the Trouble man.
A sa façon, il est un paradoxe, l’otage le plus célèbre du gotha, dans sa prison dorée, ses tubes cathodiques et ses charts, et il n’en peut plus de cette ambivalence, cette ambiguïté. De Marvin le séducteur contre Marvin le rebelle. Du play-boy et de l’homme sauvage. D’être un mauvais fils et un faux frère, comme disent les Panthères. Il en a marre, ne veut plus composer, recommencer à jouer l’autre, enchaîner des slows sirupeux et des medleys nostalgiques, en ondulant dans le clair de lune. Il ne veut plus être gentil. Il lève son verre au passé : plus une goutte d’espoir dans la bouteille, malgré les spots et le jackpot. L'affaire est pliée et il le sait, même s’il ne saurait l’expliquer. C'est écrit dans le grand Livre, dans son destin. Il le lit à chaque fois qu’il ouvre les yeux, c’est la première chose qu’il voit. Il n’y peut rien. Trop de femmes derrière lui, de disques à demi ratés qu’on dit à moitié réussis, de duos qui collent, d’enfants dans le désordre, de sourires de circonstances, trop de tout en trop peu de temps, il paye encore chaque soir ses années Tamla, sa pension au beau-père... Tous les hommes meurent d’une dette, et la sienne n’a pas de prix : il a une enfance à racheter.
En moins d’un an, il rechute, plonge encore plus profondément que d’habitude, puisqu’il s’est désormais mis en tête qu’on en voulait à sa vie et se promène avec un revolver chargé et un gilet pare-balles : le grand jeu. Certains artistes ne sont pas faits pour ce métier, pour la galerie, et le font justement pour ça, paradoxalement. Ce fantôme qui est censé lui en vouloir, il le connaît pourtant par cœur et le croise tous les jours, puisqu’il vit désormais avec lui : ne sachant plus à quel saint se vouer, il a choisi son prédicateur, et habite alors chez son père, à Palm Springs. Le pire choix possible, puisque c’est la cause même de son mal, sa bête noire, et le premier à le dénigrer. Le résultat est catastrophique. Il aurait besoin qu’on l’aide, qu’on l’écoute, qu’on le rassure, et c’est tout le contraire, il vit dans la maison du diable, et il est le fils du propriétaire. Au rez-de-chaussée, l’intéressé, âgé de 70 ans, compte ses vodkas-quelque chose sur le canapé du salon, en priant pour que tout ça finisse. Lui aussi n’en peut plus, de ce fils qui lui échappe à tout point de vue, qui le défie sur ses terres et qui, en outre, le nourrit, avec une longue cuiller. Il rumine, fulmine, le maudit, lui jette des sorts. C'est décidé, il le sauvera malgré lui, parce que Dieu le lui a demandé en personne, et que c’est son devoir de père, sinon de prêtre. Au premier étage, le fils prodigue, qui sent monter la tension, s’enferme plus que jamais dans sa chambre, sa tour d’ivoire, son délire, entre poudre blanche et poudre de balle, et en veut à l’homme du sous-sol, donc à l’univers entier, censé comme il se doit concourir à sa perte. En finir avec lui, une bonne fois pour toutes.
Jamais pourtant il n’a été autant célébré depuis 10 ans, recevant même l’Award tant convoité du meilleur interprète, mais il y voit encore un complot, une machination contre lui. C'est un piège, il en est sûr, et il dort maintenant avec son arme sous l’oreiller, au cas où... Le premier qui s’en prend à lui est donc un fantôme, et on ne tue pas ces derniers, c’est bien connu. Surtout quand ils vous ressemblent et posent avec vous dans tous les miroirs du manoir. Ici, son père est partout, puisque c’est chez lui : dans chaque bibelot, chaque photo, chaque reflet, et chaque loquet porte son empreinte. Il le voit partout, devine ses sarcasmes, l’entend maugréer, souffler, pester tout autour, guette son pas dans les couloirs de la nuit. Il le sent, le redoute, le suit dans la pénombre comme on appréhenderait la course d’un animal. Piégé, il est cerné, empoisonné et miné par cette présence muette qui le fixe, le juge, l’épie dès qu’il entre ou sort. La nuit, il guette sa toux, compte ses pas, se réveille pour interroger ses silences : il en devient fou. Il doit vite repartir, regagner la Belgique, le seul endroit où il ait jamais trouvé la paix et l’inspiration, avec une vraie famille unie, heureuse, radieuse qui jouait avec son enfant et lui renvoyait de bonnes ondes. Un paradis terrestre, à côté des fantômes de Malibu. Il doit sortir d’ici, se lever et fuir tant qu’il en est temps, mais il ne tient pas debout, avec tout ce qu’il avale, sniffe, fume. Tout ce qu’il se met dans le pif, ces revues X plein les draps, et ces obsessions de mort qui l’envahissent de plus en plus, le rattrapent curieusement en même temps que le succès, comme si la lumière et l’ombre se confondaient chez lui : « Je ne pense pas que je vivrai vieux », répète-t-il alors en fixant son idée. Il est condamné, il en est sûr, et la seule personne qui pourrait réellement l’en dissuader, le sauver, est là, à tourner en rond sous ses pas et le vouer à son tour aux gémonies, également convaincu pour de tout autres raisons que sa mort est la seule solution. D’une certaine façon, c’est la première fois qu’ils sont sur la même position, d’accord pour en finir. Qui franchira la ligne? Ils s’évitent, s’ignorent, s’invectivent, s’amendent, puis remettent ça, sauf que Marvin ne cède plus devant Marvin. La mère, Alberta, qui est ressortie de clinique, prend le parti du père et trouve leur fils « monstrueux ».
Et la situation s’éternise, dure plus d’un an, chacun reprochant à l’autre sa situation. Les Atrides made in LA. Dans sa partie de la villa, qui donne sur la piscine, Marvin Jr reçoit les journalistes en short, en se roulant des joints et faisant des lignes de coke, cependant qu’à côté, le révérend, Marvin Sr, prie pour son salut. Il ne reconnaît plus son fils, le gamin des églises, son serviteur zélé du seigneur dans cet escogriffe hirsute qui jure, plane du matin au soir au milieu de posters obscènes, qui a laissé tomber femmes et enfants, gagne un argent impie et le brûle en prime par les deux bouts, un double sacrilège. C'est un étranger, un ennemi qui occupe la chambre et a, d’une certaine manière, pris la forme de son fils, un démon qui s’est emparé de lui et lui fait presque peur par moments. Une sorte d’idole païenne. Il faudrait l’exorciser, l’éradiquer. Remettre de l’ordre dans cette maison qui devient la honte des voisins et de la communauté. Tout le monde, il le sait, parle d’eux dans le district de Crenshaw. Tout le monde les regarde. L'œil est dans la villa, et guette le ciel, qui n’attend qu’un signe. Et lorsqu’il serre les poings de rage, étreignant autant qu’il les égrène versets et Testaments, répond par des psaumes à chaque couplet venu d’en haut, c’est la main de Dieu qu’il aperçoit, le bras armé du Livre tendu devant lui.
Et justement, ce 1er avril 1984, vers midi et demi, Marvin père se met en quête d’une police d’assurances qu’il a perdue dans l’appartement. A son habitude, il peste, s’énerve : il faut dire que les occupants du lieu n’ont pas beaucoup d’activités, vivent tous de cette Guérison sexuelle filiale qui sévit dans les hit-parades et ravage les radios. Un paradoxe de plus dans cette famille pas franchement gaie, Gay, qui ne jure que par Dieu et plane dans le stupre : « Oh baby, je suis chaud comme un four/Je ne peux tenir plus longtemps/Ça devient de plus en plus dur/Si tu ne sais pas ce que tu vends/Je peux te dire, chérie, que c’est de la guérison sexuelle/Viens prendre le contrôle/La garde de mon corps/Tu es mon médecin/Ouvre-toi et laisse-moi entrer... », etc. De quoi exaspérer le vieux qui n’arrive plus à mettre la main sur son papier, son document administratif. Marvin Jr lui suggère de venir le chercher dans sa propre chambre, s’il a des doutes, et l’autre refuse d’entrer dans son antre. Marvin fils lui rétorque que, si c’est comme ça, il n’y mettra plus jamais les pieds. Le ton monte, et le révérend finit par pénétrer dans ladite chambre, où il va rapidement se heurter à son fils, qui le provoque depuis le lit : une monstrueuse algarade où il est aussi bien question d’assurances que d’argent, de carrière, de femmes, de morale, et de l’anniversaire du chanteur qui tombe le lendemain : 45 ans! L'un veut inviter des gens, l’autre pas, ou pas les mêmes. Et toujours pas d’assurance. Alors l’artiste se lève et, dans un mouvement d’humeur, commence à repousser violemment son père vers la porte, à le mettre dehors en le secouant par les épaules et en l’invectivant, puis le poursuit jusque dans sa chambre en colère. Qui paye tout ici, qui a acheté la maison, qui fait vivre la famille, qui chante à la radio, qui a surtout le droit d’inviter qui il veut, de chasser qui bon lui semble? Qui est le bon Marvin Gaye, l’élu du ciel, le préféré des Américains ?
Là, transfiguré, tétanisé au pied du lit paternel, il le soulève, le renverse au sol, et ne doit qu’à l’intervention de sa mère de ne pas le frapper. Les deux hommes se haïssent, et ne se le cachent plus de longue date, mais depuis l’installation de Marvin, la situation est intenable, parce que le passé remonte à la surface, qu’il le traite comme un sale gosse et que le fils de 45 ans comprend comment il en est arrivé là, combien ce père la morale est pour beaucoup dans ces dérives qu’il dénonce à longueur de journée. A quel point il l’a fait ainsi, révolté, débauché, drogué, vulnérable, et ose maintenant le lui reprocher. A quel point il lui ressemble avec horreur, chacun des deux détestant l’autre en lui, se détestant à travers l’autre. Inextricable. Il faut que quelqu’un cède, passe la main, disparaisse même. Ramené dans sa chambre par sa mère, Marvin confie à cette dernière qu’il doit s’en aller, car son père le menace, et qu’il ne reviendra jamais, mais il rechigne à la laisser seule, avec l’ « autre ». Elle essaie de le calmer, de parlementer en vain, d’autant plus qu’il est fou furieux, à fleur de peau, et dans un piètre état. Consumé par ses fumées, ses pilules, ses seringues, et les verres pour les faire passer, digérer ce cycle infernal. Plus jamais ce type, cette famille, ce pays, repartir en Belgique, tout de suite, longer le canal et s’asseoir dans le vague, entre deux nuages, à compter les silences d’un ciel blême, doux comme de la crème, vide de tout orage, blanc comme page à écrire. Retrouver un instant l’éternité, pour y souffler un peu. Sauter par la fenêtre, s’il le faut, et courir jusqu’à l’aéroport, pour un aller simple chez les gens simples, normaux.
Soudain, comme dans un mauvais film, son père ressurgit, revient dans la chambre avec un revolver calibre .38 que Marvin lui avait offert quelques mois plus tôt et, sans un mot, sans même viser, tire une première fois à bout portant sur son fils qui, touché à la poitrine, s’écroule en poussant un cri sourd. La balle lui a perforé le poumon droit, le cœur et le diaphragme, et a même continué au-delà : un mauvais angle. La seconde l’atteindra à l’épaule, mais déjà, Marvin Gaye est à l’agonie, se noie avec effroi dans un rouge hémoglobine, lâche enfin prise sur le ring de sa vie. Se détend pour la première fois. Il ne savait pas quand, où et qui, mais il savait, y pensait depuis le jour de Lennon, et se réjouissait de revoir Tammi comme hier, au seuil de ses vingt-cinq printemps. Les deux détonations ont résonné sèchement, comme tout ce qui venait de son père, des coups au cœur, pénétrants comme des clous de croix. Même pour punir, il n’a jamais su y faire, le senior, il tape sur les doigts, s’ingénie à faire mal. Une demi-heure après, à treize heures une, le chanteur rend l’âme au California Medical Center, où il a été transporté d’urgence. Il n’atteindra jamais ses 45 ans. « Je voulais mettre fin à toute cette souffrance », confie son père atterré. Il fallait bien que l’un ait raison de l’autre, ou que l’autre tue l’un comme dans une tragédie grecque. Marvin a évité à son fils d’avoir à le supprimer, et payer le prix de sa mort pendant le reste de sa vie : il lui a repris la flamme, et doit maintenant s’arranger avec son propre patron, son père éternel. Il n’en parlera plus jamais, niera même progressivement l’avoir tué, comme s’il avait juste remis un peu d’ordre dans la chambre du fiston, et répondit au policier qui lui demandait s’il aimait le défunt ou non : « Je ne le détestais pas. » Presque un titre de chanson, sur la confusion des sentiments, de ce côté-ci du paradis.
A son enterrement, il ne manquait presque personne : ses ex-femmes, ses trois enfants, sa mère qui l’embrassa, son frère qui pleura, Smokey Robinson qui parla, Stevie Wonder qui chanta, et qui en somme avait été son grand rival, celui qui l’avait d’une certaine manière tué professionnellement, avec des doubles albums sans équivalent, face à ses productions de plus en plus confuses, au sein de la même société. Stevie apportait dans ses disques les réponses aux questions que Marvin posait dans les siens, et Berry comptait les royalties. Seul manquait le révérend, qui fut condamné à cinq ans de prison ferme seulement, en raison d’un cancer, et mourut quinze ans plus tard, en 1998, en jurant sur tous ses grands dieux qu’il n’avait jamais assassiné son fils, pour ne pas dire qu’il ne le connaissait même pas. Et d’une certaine manière, il ne mentait pas : ce grand échalas sombre aux allures de panthère noire et à l’œil libidineux n’était pas le gamin lisse, poli, propre sur lui et blanc comme neige qu’il avait connu, qui servait à l’église et rapportait ses bibles à la Maison de Dieu. C'était un autre, qu’il ne pouvait pas avoir engendré.
Treize ans après, l’ultime album caché de Marvin, Vulnerable, le disque rayé de la Tamla, rêvé de Tammi, maudit de Berry Gordy, retravaillé pendant douze ans par son auteur comme Orson Welles avait poursuivi toute sa vie son Don Quichotte, sortit enfin de ses oubliettes et fit l’effet d’une véritable bombe musicale au pays de la pop, pur comme du Nat King Cole, aérien comme du Sam Cooke, nostalgique comme du Smokey Robinson. Beau comme du Marvin Gaye, la plus grande voix de l’âme noire, qu’on appelait ici la soul. Cette fois-ci, le fils du pasteur avait vraiment touché le ciel.
Alain..

Site sur le son et l' enregistrement de Claude Gendre http://claude.gendre.free.fr/
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